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LETTRES DE MADAME ROLAND.

En même temps le talent d’écrire y gagne ; la jeune fille, désormais femme forte, est maîtresse de sa plume comme de son ame ; phrase et pensée marchent et jouent à son gré. C’est toutefois sur ces parties que j’aurais voulu que l’éditeur fît tomber de nombreuses coupures. Je conçois les difficultés et les scrupules lorsqu’on a en main d’aussi riches matériaux ; mais il importait, ce me semble, dans l’intérêt de la lecture, de conserver à la publication une sorte d’unité, d’éviter ce qui traîne, ce qui n’est qu’intervalles, et surtout d’avoir toujours les Mémoires sous les yeux, pour abréger ce qui n’en est qu’une manière de duplicata.

Un postscriptum de cette correspondance, et dont nous devons la connaissance plus détaillée à l’éditeur, est bien digne de la clore et de la couronner. Je viens de nommer Henriette, la sœur aînée, la seconde et plus vive amie. On était en 93 ; bien des années d’absence et les dissentimens politiques avaient relâché, sans les rompre, les liens des anciennes compagnes ; Mme Roland, captive sous les verroux de Sainte-Pélagie, attendait le jugement et l’échafaud. Henriette accourut pour la sauver ; elle voulait changer d’habits avec elle et rester prisonnière en sa place : « Mais on te tuerait, ma bonne Henriette, » lui répétait sans cesse la noble victime, et elle ne consentit jamais.

Indépendamment du petit roman que j’ai tâché d’y faire saillir et d’en extraire, on trouvera avec plaisir dans ces volumes bien des anecdotes et des traits qui peignent le siècle. Il était tout simple que la jeune fille enthousiaste désirât passionnément connaître et voir Rousseau ; elle crut inventer un moyen pour cela. Un Genevois, ami de son père, avait à proposer à l’illustre compatriote la composition de quelques airs de musique ; elle réclama l’honneur de la commission. La voilà donc écrivant au philosophe de la rue Plâtrière une belle lettre dans laquelle elle annonçait qu’elle irait elle-même chercher la réponse. Deux jours après, prenant sa bonne sous le bras, elle s’achemine, elle entre dans l’allée du cordonnier et monte en tremblant, comme par les degrés d’un temple ; mais ce fut Thérèse qui ouvrit et qui répondit non à toutes les questions, en tenant toujours la main à la serrure. Il est certainement mieux qu’elle n’ait jamais vu Rousseau, l’incomparable objet de son culte ; c’est ainsi que les religions de l’esprit se conservent mieux.

Sur l’aimable et sage M. de Boismorel, qui joue un si beau rôle dans les Mémoires ; sur Sévelinges l’académicien, qui n’est pas non