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LETTRES DE MADAME ROLAND.

mis en regard de certaines pages des Mémoires, sont une leçon piquante sur le faux jour des perspectives du cœur.

La dernière scène surtout, où La Blancherie lui parut si différent de ce qu’elle l’avait fait, mais au sortir de laquelle pourtant elle le jugeait encore avec une véritable estime, cette scène d’entrevue un peu mystérieuse, qui dura quatre heures, est racontée par elle dans ses Mémoires, avec une infidélité de souvenir bien légère et bien cruelle. Il suivrait de la page des Mémoires qu’elle mit La Blancherie à la porte, ou peu s’en faut, d’un air de reine ; et il suit de la lettre à Sophie (21 décembre 1776), qu’entendant venir une visite, elle lui fit signe lestement de passer par une porte, tandis qu’elle allait recevoir par l’autre, prenant, dit-elle, son air le plus follichon pour couvrir son adroit manège. Ces sortes de variantes, à l’endroit des impressions passées, se trouvent-elles donc inévitablement jusque dans nos relations les plus sincères ?

Peut-être, car en matière si déliée il faut tout voir, peut-être la lettre à Sophie n’est-elle aussi que d’une fidélité suffisante ; peut-être fut-on plus dure et plus dédaigneuse en effet avec La Blancherie, qu’on n’osa le raconter à la confidente, par amour-propre pour soi-même et pour le passé. Je crains pourtant que ce ne soient les Mémoires qui, en ramassant dans une seule scène le résultat de jugemens un peu postérieurs, aient altéré sans façon un souvenir dès long-lemps méprisé.

Et quel est donc l’auteur de mémoires qui pourrait supporter, d’un bout à l’autre, l’exacte confrontation avec ses propres correspondances contemporaines des impressions racontées ?

Ce sentiment du moins, tel qu’elle le composa un moment, la perte qu’elle fit de sa mère, ses lectures diverses, ses relations avec quelques hommes distingués, tout concourait, vers l’age de vingt-deux ans, à donner à son ame énergique une impulsion et un essor qui la font, jusque dans ce cercle étroit, se révéler tout entière. En vain se répète-t-elle le plus qu’elle peut et avec une grace parfaite : « Je veux de l’ombre ; le demi-jour suffit à mon bonheur, et, comme dit Montaigne, on n’est bien que dans l’arrière-boutique. » Sa forte nature, ses facultés supérieures se sentent souvent à l’étroit derrière le paravent et dans l’entresol où le sort la confine. Sa vie déborde ; elle se compare à un lion en cage ; elle devait naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français ; osons citer son vœu réalisé depuis par des héroïnes célèbres : « Viens donc à Paris, écrit-elle à la douce et pieuse Sophie ; rien ne vaut ce séjour où les sciences, les arts,