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sembleraient également à leur place, bons et excellens dans la vie privée, grands dans le public, comme Washington ou Mme Roland !

Une précaution est à prendre en abordant ces lettres ; pour n’y point avoir de mécompte, il faut se dire une partie de la préoccupation et du dessein de la jeune fille qui les écrit. À quelques égards, et dans une quantité de pages, elles sont comme des exercices de rhétorique et de philosophie auxquels nous assistons. La jeune Phlipon, dans son avidité de savoir, dans son instinct de talent, lit toutes sortes d’auteurs, s’en rend compte, en fait des extraits, et s’en entretient, non sans étude, avec son amie : « Car, dit-elle très judicieusement, on n’apprend jamais rien quand on ne fait que lire ; il faut extraire et tourner, pour ainsi dire, en sa propre substance les choses que l’on veut conserver, en se pénétrant de leur essence. » Esprit ferme et rare, chez qui tout venait de nature, même l’éducation qu’elle s’est donnée ! Elle a parlé dans ses Mémoires de ses extraits à proprement parler, de ses Œuvres de jeune fille ; ces lettres-ci en sont le complément. Tantôt c’est un traité de métaphysique qu’elle analyse, tantôt c’est Delolme en douze pages (ce qui devient un peu long) ; tantôt c’est une élégie en prose qu’elle essaie. Elle prélude au style ; les périphrases réputées élégantes, les épithètes de dictionnaire (grelots de la folie, docile écolière de l’indolent Épicure, folâtre enfant des ris), surabondent par momens : « Tu sais, écrit-elle un jour à son amie, que j’habite les bords de la Seine, vers la pointe de cette île où se voit la statue du meilleur des rois. Le fleuve qui vient de la droite laisse couler paisiblement devant ma demeure ses ondes salutaires… » Voila sans doute un harmonieux début pour exprimer le coin du quai des Lunettes ; mais nous regrettons que l’éditeur n’ait pas fait de nombreux retranchemens dans toute cette partie élémentaire qui n’avait d’intérêt que comme échantillon. Tant d’autres peintures franches et fraîches à côté y auraient gagné. C’est à deux lettres de distance de la précédente qu’elle parle si joliment de la vie prosaïque qu’elle mène à Vincennes chez son oncle le chanoine, entre toutes ces figures de lutrin : « Tandis qu’un bon chanoine en lunettes fait résonner sa vieille basse sous un archet tremblotant, moi je râcle du violon ; un second chanoine nous accompagne avec une flûte glapissante, et voilà un concert propre à faire fuir tous les chats. Ce beau chef-d’œuvre terminé, ces messieurs se félicitent et s’applaudissent : je me sauve au jardin, j’y cueille la rose ou le persil ; je tourne dans la basse-cour où les couveuses m’intéressent et les poussins m’amusent ; je ramasse dans ma tête tout ce qui peut