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LETTRES DE MADAME ROLAND.

tout le monde se met à l’apprécier, il est déjà moins ; quelquefois (chose horrible à dire !) il n’est déjà plus. Franchise, dévouement, fidélité, courage, tout cela garde encore le même nom, mais ne le mérite que peu. Toute ame, en avançant, subit toutes les atteintes, tout le déchet dont elle est capable. Tous les hommes, a dit le noble et bienveillant Vauvenargues, naissent sincères et meurent trompeurs ; il lui eût suffi de dire, pour exprimer sa pensée amère, qu’ils meurent détrompés. Du moins, même chez les meilleurs, ce qu’on appelle le progrès de la vie est bien inférieur à ce premier idéal que réalisa un moment la jeunesse. On est donc heureux quand on retrouve ce premier portrait chez les personnages voués depuis à la célébrité, et quand un hasard imprévu nous vient révéler ce qu’ils furent précisément au moment unique et choisi, en cette fleur, en cette heure ornée, comme disait la Grèce : dans tout le reste de notre vue sur eux, il y a plus ou moins anachronisme.

Mme Roland parut plus grande assurément plus tard ; mais fut-elle plus sage, plus profonde, plus attachante jamais qu’à ces heures de jeune et intime épanchement ? Quand le drame public se déclara pour elle, par combien de scènes dut-elle l’acheter ! Le quatrième acte notamment traîna, se gâta, se boursouffla beaucoup. Le cinquième répara tout heureusement, et l’auréole de l’échafaud couvrit les ambitieuses erreurs. Mais nous n’avons affaire ici qu’aux scènes d’humble début, à une exposition simple, émue, irréprochable.

Mme Roland aurait pu vivre jusqu’au bout dans cette donnée première de la destinée et n’y point paraître trop déplacée encore. Ses amis, tout en regrettant pour elle que le cadre fût si étroit, n’auraient jamais songé à la transporter en idée dans la sphère orageuse où elle respira si au large et mourut si triomphante. Et pourtant elle était dès-lors la même ; mais sa nature morale, si complète, savait si bien se régler qu’elle ne semblait pas se contraindre. C’est l’intérêt des vies domestiques que d’y deviner, d’y suivre le caractère et le génie qui vont tout à l’heure y éclater, qui auraient pu aussi bien n’en jamais sortir. Combien de Hampden, dit Gray dans son Cimetière de Village, dorment inconnus sous le gazon ! J’ai essayé quelquefois de me figurer ce que serait un cardinal de Richelieu restreint par la destinée à la vie domestique : quel méchant voisin, ou, pour parler bien vulgairement, quel mauvais coucheur cela ferait ! Bonaparte à la veille de 95, peut donner idée de quelque chose d’approchant, lorsqu’il est sans emploi et qu’il va suffoquer de ses bouffées originales, Bourienne ou Mme Pernon. Qu’ils sont rares les êtres qui