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de l’oubli ? Précisément ceux de ses travaux que les admirateurs fanatiques de son Grand Art et de son martyre désiraient si ardemment de voir retranchés de ses œuvres. Ce sont ses nombreuses, expériences de chimie, ses tentatives pour opérer la transmutation des métaux, efforts qui lui assignent une place éminente parmi les adeptes de la science hermétique depuis Geber jusqu’à Paracelse. Les expériences chimiques de Raymond Lulle sont loin sans doute d’offrir dans leur ensemble et leurs résultats un corps de science lumineux et complet ; toutefois, si insuffisans qu’ils paraissent, ces essais doivent être considérés comme ayant donné à la chimie la première impulsion régulière, en imposant à ceux qui s’occuperaient de cette science à l’avenir de ne procéder que par la voie de l’expérience.

Après avoir lu les volumineux traités de Raymond Lulle, il est difficile d’extraire de ces ouvrages, écrits dans un style diffus, de pure convention et peut-être embrouillé à dessein, un simple passage qui renferme un sens net et facile à saisir ; mais, quand on parvient enfin à saisir par intervalle, quelques lueurs, et qu’au lieu de s’attacher à la lettre de ses ouvrages, on cherche l’esprit qui y domine, on est surpris d’y trouver quelques idées générales pleines de grandeur, éparses confusément dans l’ensemble, que l’on retrouve toujours néanmoins, et dont la haute portée semble jeter le défi à la science de nos jours.

Je citerai, entre autres, dix idées générales qui sont frappantes. La tendance de la science à cette époque est de chercher en toute matière la quintessence, sorte de principe subtil, dégagé de tout mélange, archétype en quelque sorte du corps qu’il représente, et qui en renferme les propriétés, ou, pour parler le langage du temps, les vertus, dans une intensité absolue. Raymond Lulle poursuit cette quintessence ontologique dans tous les corps, non-seulement les minéraux, mais les végétaux et les animaux. Il est curieux de voir la science de nos jours, dans les applications thérapeutiques de la chimie végéto-animale, appliquer en petit l’idée féconde, quoique chimérique, que la science du XIIIe siècle, si poétique à son berceau, croyait pouvoir appliquer, du premier jet, à l’ensemble des phénomènes de la nature. Rien ne ressemble mieux aux quintessences de Raymond Lulle que ce travail moderne de la chimie pharmaceutique, qui va chercher dans l’opium la morphine, dans le quinquina la quinine, dans les plantes marines l’iode, etc., comme archétypes renfermant, sous le plus petit volume, les propriétés les plus nettes et les actions les plus intenses.