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saint fut encore moins respectée. Il fut mis au nombre des hérétiques par plusieurs théologiens, entre autres par un moine dominicain nommé Aymeric, qui l’attaqua dans un livre intitulé : Directoire des Inquisiteurs (vers 1393). Cette inculpation était particulièrement fondée sur ce que Raymond Lulle a continuellement soutenu dans ses ouvrages que les articles de foi peuvent être prouvés par la raison et rigoureusement démontrés. Enfin, malgré tous les efforts que firent pendant plusieurs siècles les admirateurs de son zèle religieux, de sa vie apostolique et de sa mort, qui fut sans contredit celle d’un véritable martyr, on ne put jamais obtenir sa canonisation de la cour de Rome.

Ainsi, cet homme qui a employé soixante ans de sa vie à courir l’Europe, l’Afrique et les confins de l’Asie, dans l’intention de répandre la foi chrétienne et de convertir les musulmans, qui a écrit deux cent douze traités de théologie pour éclairer, soutenir et animer le zèle de ceux qui voulaient marcher sur ses traces, qui, enfin, s’est fait massacrer par les Arabes en leur prêchant l’Évangile, cet homme n’est classé dans les histoires de l’église qu’au nombre des écrivains ecclésiastiques subalternes, et voici ce que dit de lui un auteur peu bienveillant sans doute, mais qui cependant parle sans aucune aigreur : « On a beaucoup sollicité, dit-il, sa canonisation au commencement du XVIIe siècle, mais inutilement. Raymond Lulle a laissé un nombre prodigieux d’écrits. Sa doctrine a causé de vives disputes entre les deux ordres de Saint-François et de Saint-Dominique. Le jargon qu’il avait inventé consistait à ranger certains termes généraux sous différentes classes, de sorte que, par ce moyen, un homme pouvait parler de toutes choses sans rien apprendre aux autres, et peut-être sans s’entendre lui-même. Une pareille méthode ne mérite assurément que le mépris. Le style de Raymond Lulle est d’ailleurs du latin le plus barbare, et aucun des scholastiques n’a été aussi hardi que lui à forger de nouveaux mots[1]. »

Il y a quelque chose de triste à lire ce jugement, auquel on ne peut reprocher que d’être rigoureusement juste, quand on a encore la mémoire toute remplie de la vie sainte ainsi que des travaux apostoliques et scientifiques de Raymond Lulle. Avec une foi si ardente et si sincère, avec un courage indomptable de corps et d’ame, avec une intelligence d’une étendue et d’une supériorité incontestables, que lui a-t-il donc manqué pour que l’on se montre aussi sévère à son égard sans risquer d’être taxé d’injustice ?

  1. Abrégé de l’histoire ecclésiastique, tom. VI, pag. 543.