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RAYMOND LULLE.

richesse inestimable que la possession d’un corps saint dans une ville. Or ces Génois, qui étaient chrétiens et marchands tout à la fois, qui avaient vu mourir Raymond et pouvaient rendre témoignage de sa courageuse piété et de son martyre, savaient bien le trésor qu’ils déposeraient en terre en y mettant le corps de l’apôtre. Mais il se trouva que le saint vivait encore ; alors les marchands chrétiens eurent l’idée de le ramener dans son pays, certains de recevoir, outre les félicitations de ses compatriotes, quelques dédommagemens pour les frais de voyage et de transport. Cependant Raymond mourut en route, et voilà nos marchands chrétiens de nouveau possesseurs d’un précieux corps saint, dont il s’agissait de tirer tout le parti possible. On enveloppa, on cacha la sainte relique dans le vaisseau, et l’on aborda à Maïorque avec l’intention de voir venir, comme on dit dans la langue du commerce. Le projet des Génois était de sonder les dispositions généreuses des Maïorquains, afin de transporter les reliques de Lulle dans un autre pays, au cas où ils espéreraient en trouver un meilleur prix. Soit indiscrétion ou trahison de la part de quelqu’un de l’équipage, la nouvelle de la mort de Raymond non-seulement s’ébruita, mais on sut que son corps était dans le port de Palma. Sitôt que les habitans de la ville eurent connaissance de cette nouvelle et du projet qu’avaient les Génois de leur ravir un si précieux trésor, ils s’opposèrent à ce rapt. Une députation, choisie parmi la plus haute noblesse de Maïorque, fut chargée de se rendre à bord du vaisseau génois, et de redemander les restes de leur saint compatriote. Le corps fut porté par les nobles, accompagnés du clergé, jusque dans l’église de Sainte-Eulalie, et déposé dans la chapelle appartenant à la famille de Raymond Lulle. Ces reliques n’y demeurèrent pas long-temps, elles furent réclamées par les religieux de l’ordre de Saint-François, dont Raymond Lulle avait toujours porté l’habit depuis sa conversion. Ces religieux donnèrent la sépulture aux restes de Raymond, qui opérèrent, disent les auteurs maïorquains, une foule de miracles. Voici la mauvaise épitaphe qui se lit sur son tombeau :

RAYMONDUS LULLY, CUJUS PIA DOGMATA NULLI
SUNT ODIOSA VIRO, JACET HIC IN MARMORE MIRO ;
HIC M. ET CCC. CUM P. COEPIT SINE SENSIBUS ESSE
[1].

Si le corps de Raymond Lulle avait failli courir de nouveau les mers et ne pas reposer tranquillement dans sa terre natale, la mémoire du

  1. P, quinzième lettre de l’alphabet, représente le nombre XV.