Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/550

Cette page a été validée par deux contributeurs.
546
REVUE DES DEUX MONDES.

Environné par une multitude dont le cercle, en s’avançant sur lui se rétrécissait de plus en plus, Raymond Lulle recula pas à pas jusqu’au rivage, contenant encore la fureur des musulmans par son aspect vénérable, par la fermeté de sa parole et surtout par l’insouciance qu’il montrait pour le danger. Mais le souverain du pays n’apprit pas sans inquiétude avec quel calme héroïque Raymond parlait à la populace furieuse. Il anima ceux des habitans qui étaient restés étrangers à cette scène, en leur représentant l’injure que l’on faisait à la loi de Mahomet, et bientôt tout ce qu’il y avait de pieux musulmans à Bougie se porta sur la plage vers laquelle le missionnaire était toujours repoussé. Enfin plusieurs pierres jetées à Raymond Lulle au même moment le forcèrent de fléchir, et il tomba sur la grève, où cependant il fit un dernier effort pour se relever et dire quelques mots. Alors la populace furieuse se jeta sur lui, l’accabla de coups et le laissa pour mort.

La nuit tombait, et son corps resta sur le rivage. Pendant toute la durée de cette scène terrible, aucun des convertis, et encore moins les chrétiens d’Europe qui se trouvaient à Bougie, n’avaient osé défendre Raymond Lulle ou même intercéder en sa faveur. Les témérités apostoliques du missionnaire étaient peu favorables aux relations commerciales que les Européens entretenaient à Bougie, et leur prudence en cette occasion fut d’autant plus grande, que le zèle de Raymond leur avait semblé moins réfléchi. Cependant ils ne restèrent pas insensibles au sort de cet homme courageux. Quelques marchands génois, désirant donner à son corps les honneurs de la sépulture, vinrent dans une barque, pendant la nuit, pour l’enlever du rivage. Comme ils se disposaient à remplir ce pieux devoir, ils s’aperçurent que Raymond Lulle respirait encore. Au lieu d’aller prendre terre pour faire l’inhumation, ils se dirigèrent aussitôt vers leur navire, et mirent à la voile pour Maïorque, dans l’intention de reconduire le saint martyr dans sa patrie. Mais le reste de vie que conservait Raymond dura peu, et, comme le vaisseau était en vue de l’île, le saint et savant homme rendit l’esprit, le 29 juin 1315, à l’âge de quatre-vingts ans.

La mort ne put mettre fin tout à coup aux vicissitudes qu’il avait éprouvées pendant sa vie. On se disputa son corps, et sa mémoire fut attaquée. En effet, peu s’en fallut que ses restes ne fussent pas rendus à son pays natal. Comme tout ce que font les hommes, le soin que les Génois prirent de recueillir le corps du martyr sur la plage africaine offrait prise au blâme ainsi qu’à l’éloge. C’était alors une