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RAYMOND LULLE.

cela pour le roi d’Angleterre, qui feignit de vouloir combattre contre les Turcs, et qui combattit ensuite contre le roi de France. Il me mit en prison ; cependant je m’évadai. Gardez-vous d’eux, mon fils ! »

Il ne restait plus à cet homme extraordinaire qu’une année à vivre ; voici comment il l’employa : de Messine il revint à Maïorque sa patrie où, ayant pris le seul genre de repos qui lui convînt, c’est-à-dire ayant composé plusieurs ouvrages, il forma la résolution d’entreprendre encore un grand voyage en Afrique, pour prêcher les doctrines chrétiennes, visiter ceux de ses disciples qu’il avait laissés en Palestine et sur le littoral de l’Afrique, et enfin pour travailler de nouveau à la conversion des Turcs. Ce fut un spectacle bizarre et attendrissant tout à la fois que de voir ce vieillard de soixante-dix-neuf ans résistant aux prières et aux larmes de ses amis, de ses parens et de ses compatriotes, qui tous, en le voyant partir sans espérance de retour, se réunissaient pour le conjurer de mourir au milieu d’eux. Rien ne put ébranler sa volonté ni son courage, et il partit.

Il ne faut rien moins que l’attestation de plusieurs écrivains recommandables pour ajouter foi à ce que l’on dit de sa dernière mission apostolique. Il débarqua en Égypte, alla jusqu’à Jérusalem, puis revint à Tunis. Là, toujours sous le poids d’une condamnation à mort, il visita les amis, les disciples, qu’il avait précédemment instruits dans la religion chrétienne, les exhortant à persévérer dans leur croyance, et leur enseignant par son exemple à braver les fatigues et la mort même, pour la gloire de Dieu et le triomphe de la foi chrétienne. Dès qu’il crut être certain d’avoir affermi le courage des nouveaux chrétiens de Tunis, il se dirigea vers Bougie pour prendre les mêmes soins auprès des disciples qu’il avait formés. Dans cette ville ainsi que dans l’autre, sa tête était mise à prix. Cependant, après s’être conformé pendant quelques jours aux précautions d’une pieuse prudence afin de s’assurer que les chrétiens de Bougie étaient demeurés fermes dans leur foi, purs dans leur instruction, il sortit tout à coup des retraites qu’on lui ménageait, et se mit à prêcher publiquement l’Évangile.

Par cet acte de témérité qui demeura stérile pour la cause chrétienne, Raymond Lulle espéra-t-il entraîner la population de Bougie à lui, ou son but en cette occasion ne fut-il, comme le disent ses panégyristes, que de terminer sa carrière apostolique en méritant la palme du martyre ? C’est ce que Dieu seul peut savoir. Quoi qu’il en soit, aussitôt que la populace le vit et l’entendit prêcher à haute voix la foi chrétienne, elle le chargea d’injures et bientôt de coups.