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RAYMOND LULLE.

fonds, et ne s’occupait en dernière analyse que de combinaisons scientifiques, n’était nullement instruit des grands évènemens politiques de son temps. Tout fait croire qu’il ignorait que, depuis la fâcheuse croisade qui se termina par la mort de saint Louis, en 1270, l’Europe était bien moins préoccupée de reconquérir le saint-sépulcre que de se garantir de l’invasion si menaçante des Tartares, dont Raymond Lulle ne dit pas même un mot dans le cours de ses ouvrages. Duplan Carpin et Roger Bacon, avec ce courage calme et prévoyant qui distingue les hommes vraiment forts, voyaient un peu plus loin et beaucoup plus juste que le docteur illuminé de Maïorque.

Tout émerveillé de l’enthousiasme qu’il avait excité dans deux petites villes d’Italie, il arrive triomphant à Avignon et s’empresse d’offrir au pape les témoignages du zèle religieux qu’il avait recueillis à Pise et à Gênes ; mais Clément V et le sacré collége, qui envisageaient ces affaires d’un point de vue bien autrement élevé, ne purent s’empêcher de rire à la réception des offres que Raymond était chargé de faire, et on l’éconduisit comme un fou, sans daigner lui répondre. Les auteurs espagnols, qui tiennent à ce que Raymond Lulle soit considéré avant tout comme un saint martyr, s’élèvent tous contre l’irrévérence avec laquelle Clément V et ses cardinaux le reçurent en cette circonstance. Ces écrivains ignoraient vraisemblablement, ainsi que Raymond Lulle, qu’en ce moment (1305 ou 1306) le système d’attaque contre les Sarrasins était complètement changé, et que, depuis les négociations entamées par saint Louis avec les princes tartares, ceux-ci, qui avaient débuté par des menaces contre les nations de l’Europe, s’étaient peu à peu accoutumés à l’idée de se joindre à elles pour faire la guerre aux musulmans de la Palestine. Si Clément V se disposait en effet à prêcher une grande croisade qui devait mettre la terre sainte au pouvoir des Francs, c’est que le pape avait vu à Poitiers des envoyés mongols qui lui avaient appris qu’une paix générale venait d’être conclue entre tous les princes de la Tartarie, ce qui permettait au roi de Perse de mettre à la disposition de Philippe-le-Bel, pour une expédition en Syrie, plus de cent mille cavaliers tartares, à la tête desquels le prince marcherait en personne[1]. Cette circonstance explique le dédain avec lequel on accueillit les offres de Raymond Lulle. Le pieux et simple savant ne supporta pas cette injure avec autant de courage que les avanies du Turc et les dangers du naufrage.

  1. Voyez Mélanges asiatiques, par Abel Rémusat, tom. Ier, pag. 404.