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discussion de ce genre, engagée avec un homme d’un esprit si délié et si tenace, lui fit ouvrir les portes de sa prison et le chassa de Bougie comme un perturbateur du repos public.

Ce ne fut pas sans de vifs regrets qu’il quitta ce pays au moment où il se flattait de commencer cette guerre intellectuelle qu’il désirait depuis si long-temps faire aux Sarrasins. Forcé d’abandonner son entreprise, il s’embarqua avec tous ses livres sur un vaisseau génois. On dirait que, pour lui faire mériter le titre de saint martyr qui lui est encore accordé en Espagne et surtout à Maïorque, sa patrie, Dieu se soit plu à multiplier sur sa route les épreuves les plus terribles. Le vaisseau qu’il montait n’était plus qu’à dix ou douze milles du port de Pise, lorsqu’il fut assailli par une tempête et fit naufrage. Presque tout l’équipage périt à l’exception de quelques matelots et de Raymond, qui se sauva à l’aide d’une table sur laquelle il trouva encore moyen de placer ses livres.

À Pise, il fut accueilli et soigné par les religieux du couvent de Saint Dominique. Mais à peine avait-il pris le temps de faire sécher son habit, qu’il se mit à parcourir la ville, enseignant le peuple et exhortant les personnes considérables de la république à unir leurs efforts et leurs dons pour tenter par tous les moyens imaginables de convertir les infidèles et de reconquérir la Terre-Sainte. Il s’adressa en particulier aux familles nobles du pays pour les engager à instituer une milice chrétienne, à créer des chevaliers qui se dévouassent à délivrer les saints lieux de la domination du Turc. La prédication de cette croisade produisit un assez grand effet. Les Pisans rédigèrent une espèce de pétition à ce sujet, adressée au pape, et chargèrent Raymond Lulle de la lui présenter. En se dirigeant vers Avignon, il passa par Gênes avec l’intention de s’y embarquer pour la France. Dans cette dernière ville, ses exhortations ne produisirent pas moins d’effet qu’à Pise, et en réveillant l’horreur des Génois pour les musulmans, il la fit partager aux dames de la ville, qui s’engagèrent à vendre leurs bijoux et à en offrir le prix pour contribuer à une nouvelle croisade dans la Terre-Sainte. Le zèle et la fermeté que Raymond Lulle persistait à mettre dans l’exécution de ses idées sont certainement de belles et nobles qualités chez lui. Cependant, on ne peut s’empêcher de le reconnaître, les déterminations et les moyens qu’il choisissait pour faire réussir ses projets manquaient presque toujours de réflexion et d’opportunité. Il est évident que cet homme, étranger à toute congrégation religieuse ou civile, qui ne vivait que sur les idées de son propre