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RAYMOND LULLE.

tibles de concevoir de grandes et puissantes entreprises éprouvent au moment de les exécuter, de l’indécision et même une sorte d’abattement. C’est comme une espèce de tribut qu’elles paient d’avance à la faiblesse humaine, pour être quittes envers elle une bonne fois et ne plus broncher par la suite à la vue du danger.

Raymond Lulle guérit, et à peine eut-il recouvré l’usage de ses forces qu’il monta sur le premier vaisseau dont la direction s’accordait avec ses desseins et débarqua à Tunis avec tous les livres qu’il avait composés dans l’intention de combattre et de ruiner les doctrines de l’islamisme. Son premier soin dans cette ville fut de chercher les hommes les plus savans dans la loi de Mahomet pour discuter avec eux, les convaincre de la vérité de la religion chrétienne, et former par ce moyen un noyau de disciples qui pussent l’aider à répandre les vérités qu’il apportait. Les auteurs du temps affirment qu’il réussit d’abord merveilleusement dans cette entreprise. Ce qui est hors de doute, c’est qu’indépendamment de la liberté qu’on lui accorda de faire ses prédications, il trouva encore assez de loisir et de tranquillité pour composer à Tunis sa Table générale des Sciences. Mais ce calme ne dura pas très long-temps, et sa mission fut tout à coup interrompue par les accusations que l’on porta au roi de Tunis contre lui. Sitôt que ce souverain sut que Raymond Lulle n’avait entrepris rien moins que de détourner le peuple du culte de Mahomet, il fit jeter le prédicateur en prison, puis le condamna à mort. En cette circonstance, Raymond Lulle ne dut son salut qu’à l’estime extraordinaire qu’un prêtre arabe faisait de lui à cause de son grand savoir et de la générosité de son caractère. Par ses intercessions et à force de prières, ce prêtre obtint du roi de Tunis une commutation de peine en faveur du condamné. Raymond Lulle reçut l’ordre de quitter Tunis immédiatement, avec défense d’y reparaître jamais sous peine de la mort. Il sortit de la ville, environné d’une populace qui faillit rendre la clémence du souverain inutile, car les femmes et les enfans furent sur le point de le lapider en le chassant de Tunis.

On était alors en 1292, et Raymond Lulle, dans sa cinquante-septième année, avait atteint un âge où le corps et l’esprit de la plupart des hommes deviennent ordinairement paresseux et stériles. Cependant, grace à l’énergie de son ame, et, il faut bien le supposer, à la force de son tempérament, ce ne fut qu’à dater de cette époque qu’il entra réellement dans la double carrière de missionnaire et de savant qu’il parcourut toujours avec tant de courage, et souvent avec supériorité.