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dèles, après l’avoir établie en Europe, car déjà il méditait la pensée d’aller en Afrique. Cependant il ne voulut pas quitter l’Italie avant de tenter de nouvelles démarches afin d’obtenir l’établissement d’écoles pour les langues orientales. Il se dirigea vers Rome, où le pape Nicolas IV régnait alors ; mais l’ardeur du zèle de Raymond Lulle ne lui laissait pas toujours dans l’esprit le calme et la lucidité nécessaires pour qu’il saisît le moment opportun de présenter ses requêtes. Lorsqu’il vint entretenir le pape et le sacré collége de ces écoles, c’était précisément en l’année 1291, au moment où l’on venait de recevoir la nouvelle de l’évacuation de la Palestine par les chrétiens, après la perte de la ville de Saint-Jean-d’Acre. En cette terrible circonstance le pape et le sacré collége, préoccupés de former en Europe une nouvelle croisade contre les Sarrasins, prêtèrent une oreille peu attentive aux projets littéraires du savant, qui n’obtint aucune réponse et auquel on tourna même le dos comme à un fou.

Certain que personne, pas même les premiers dignitaires de l’église, n’était disposé à entrer dans ses vues et à l’aider dans l’exécution de ses projets, Raymond Lulle retourna à Gênes avec l’intention de s’embarquer pour l’Afrique, et bien décidé à tenter seul ce qu’il avait espéré vainement d’accomplir avec l’aide des autres. Plein de zèle, il fait prix avec le patron d’un navire, embarque ses livres et tout ce qui pouvait lui être nécessaire pendant son voyage ; mais quand il fut sur le point de monter dans le vaisseau, tout à coup l’image des dangers qu’il allait courir frappa tellement son esprit, qu’il ne trouva plus la force de faire un pas, et qu’il fut forcé de renoncer à son projet. On lui rendit ses livres et ses effets, avec lesquels il rentra dans Gènes au milieu d’une haie de curieux malins qui riaient de sa faiblesse. Quant à lui, soit que ce fût l’effet des plaisanteries que lui attira sa pusillanimité, soit qu’il sentît vivement sa honte, il rougit en lui-même de sa lâcheté, l’impression que produisit sur lui cet étrange évènement le rendit dangereusement malade. Le soir de la Pentecôte 1291, on le transporta au couvent des pères prêcheurs, où il reçut les soins que son état réclamait. Dans les accès de son délire, il croyait revêtir tour à tour l’habit de saint Dominique et celui de saint François. Enfin le mal empira tellement, qu’après avoir fait toutes ses dévotions et reçu le saint-sacrement, il dicta ses dernières volontés.

Le reste de la vie de Raymond Lulle apprendra sans doute ce que l’on doit penser de cet acte de faiblesse passagère ; mais je crois devoir faire observer qu’il n’est pas rare que les ames très fortes et suscep-