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RAYMOND LULLE.

effet par sa bravoure. Après la conquête et l’expulsion des Maures, Jean d’Aragon fit la vente des terres. Raymond Lulle en acheta une assez grande quantité et s’y établit. Revêtu d’emplois honorables et lucratifs, il ne tarda pas à se créer des revenus considérables, ce qui l’engagea à faire venir d’Espagne sa femme, dont la couche avait été jusque-là stérile, et dont il eut un fils en 1235.

L’éducation de cet enfant se ressentit de la position où se trouvaient son père et toute sa famille. Quoique spirituel et fort intelligent, il apprit peu de choses, et céda de bonne heure à toutes les fantaisies et aux désordres que pouvait se permettre impunément le fils d’un des conquérans de l’île, à qui des dépenses folles ne coûtaient rien. Cependant cette vie oisive et désordonnée inspira des inquiétudes à son père, qui lui fit contracter un mariage brillant dans l’espoir de l’amener à une conduite plus régulière. Le jeune Raymond, qui, en raison des services rendus à Jean d’Aragon par son père, avait été fait sénéchal de l’île et majordome du roi, épousa une noble et riche héritière, nommée Catherine Labots, dont il eut trois enfans, deux fils et une fille. Malheureusement les soins de la famille n’apportèrent aucun changement dans la conduite de Raymond Lulle, et il n’en passait pas moins son temps à donner des sérénades aux belles de la ville, à leur adresser des vers, et à dissiper une partie de sa fortune en bals, en fêtes et en banquets.

En vivant de la sorte, il avait atteint l’âge de trente ans, lorsqu’il conçut une passion plus effrénée que toutes celles qu’il avait ressenties jusqu’alors. L’objet de cet amour était une dame génoise, Ambrosia di Castello, d’une beauté merveilleuse, et qui était établie à Maïorque avec son mari qu’elle aimait tendrement. C’était alors l’usage parmi les poètes catalans de célébrer dans leurs vers une des beautés particulières que possédait ou qu’était censé posséder l’objet de leur culte. Dans un sonnet que Raymond Lulle adressa à Ambrosia, il fit l’éloge du sein de sa maîtresse, en lui peignant l’admiration excessive et la passion brûlante qu’elle lui inspirait. Le sonnet ne nous est pas parvenu, mais la lettre que la dame lui adressa en réponse a été conservée, et on la lira peut être avec intérêt.

« Monsieur, lui écrit-elle, le sonnet que vous m’avez envoyé fait voir l’excellence de votre esprit, mais en même temps la faiblesse ou plutôt l’erreur de votre jugement. Comment ne peindriez-vous pas agréablement la beauté, vous qui, par vos vers, embellissez la laideur même ? Mais comment pouvez-vous vous servir d’un génie aussi divin que le vôtre pour louer un peu d’argile détrempée avec du ver-