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naissent le vent et la peau, l’objet et l’instrument du toucher. De la forme naît la lumière ; la molécule de la saveur produit l’eau et le goût qui perçoit la saveur. Ce procédé de l’esprit hindou est entièrement opposé au procédé du nôtre ; à peine est-il compréhensible pour nous. On dirait que cet esprit, qui proclamait la réalité des apparences sensibles et niait celle des substances, a fini par perdre tout sentiment de réalité.

Ce qui achève de caractériser le génie hindou, c’est le luxe d’imagination qui vient se répandre pour ainsi dire sur les subtilités et les aridités métaphysiques. Au milieu des abstractions les plus minutieuses, on se trouve tout à coup en présence de la splendide nature de l’Inde ; on est ébloui de l’éclat de la lumière et des couleurs, de la profusion et de la vivacité des images. Les peintures les plus voluptueuses viennent se poser à côté des argumentations les plus sèches. Telle est l’Inde : partout la mollesse à côté de l’austérité ; c’est le pays de la poésie et de l’algèbre, des contes merveilleux et des systèmes de métaphysique, des bayadères et des pénitens. La mythologie vient mêler aux systèmes philosophiques ses créations infiniment variées et capricieuses, ses ères qui se comptent par millions d’années, tous ses mondes, tous ses ciels, tous ses enfers, toutes les classes d’êtres distribués sur une immense échelle depuis le dieu suprême jusqu’aux êtres inanimés, qui, pour l’Hindou, vivent de la vie universelle, font partie de l’immense corps qui est tout, sont animés par l’esprit unique qui est Dieu.

Ce contraste entre la métaphysique et la mythologie, perpétuellement entrelacées, donne aux Pouranas un caractère que ne présente, je crois, nulle autre production du génie poétique humain. Il faudrait, pour obtenir quelque chose de semblable dans notre Occident, fondre ensemble Kant et Homère ; ou plutôt, au lieu de Kant, supposez un mystique indien dont la subtilité soit infiniment plus pénétrante et la spéculation infiniment plus hardie que celle d’aucun métaphysicien de l’Occident ; au lieu d’Homère ; supposez un poète oriental dont l’imagination follement luxuriante soit à l’imagination divinement tempérée du poète grec ce qu’est l’Himalaya aux aimables collines de l’Attique, ce que sont les flots débordés et mugissans du Gange aux flots murmurans du Céphise, les gigantesques sculptures d’Ellora aux chastes sculptures du Parthénon. On en peut juger par cette peinture de Vichnou avant la création[1] : « Solitaire, couché

  1. Bhâgavata Purâṇa, pag. 355.