Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/510

Cette page a été validée par deux contributeurs.
506
REVUE DES DEUX MONDES.

de l’absolu au relatif, de l’infini au fini, de Dieu au monde ; il la tranche par un coup d’audace que les plus grandes hardiesses de la spéculation n’ont jamais surpassé ; il déclare que le monde n’est pas, que la pensée n’est pas, que Dieu seul existe dans son incompréhensible unité, que tout le reste est produit par une illusion (maya), par un reflet fantastique de l’être invisible. Tout est donc un produit des jeux de Vichnou. On comprend maintenant comment le dieu était à la fois la montagne qu’on adorait, et ceux qui adoraient la montagne. On conçoit comment le poète peut s’écrier : « Essentiellement unique, tu te doubles, à l’aide de ta mystérieuse maya, ce désir de créer que tu conçois en toi-même ; et, semblable à l’araignée, tu produis et conserves, à l’aide de ton énergie, cet univers que tu feras rentrer un jour dans ton sein[1]. »

Ce système, dans lequel l’univers est le produit de la maya, de l’illusion née de Vichnou, est particulièrement développé dans le Bhâgavata Purâṇa traduit par M. Burnouf, et donne un grand prix à cet ouvrage, qui devient par là l’exposition souvent très énergique des idées philosophiques de deux écoles célèbres dans l’Inde, l’école Sankya et l’école Vedanta.

La philosophie indienne est arrivée à l’idéalisme comme la philosophie grecque avec Parménide[2], la philosophie anglaise avec Barkley, la philosophie allemande avec Fichte et Schelling ; mais nul de ces hardis penseurs n’a égalé la hardiesse de l’Indien Kapila, qui, dans le Bhâgavata Purâṇa, rempli par l’exposition de sa doctrine, figure comme une incarnation de Vichnou. Au point de vue de l’idéalisme indien, tout naît de la pensée divine, tout n’existe que par cette pensée et dans cette pensée. Les qualités des êtres sont le produit de l’illusion, car la substance absolue, considérée en elle-même, n’a point d’attributs.

« Pénétrant au sein des qualités manifestées par maya comme s’il avait des qualités lui-même, l’être apparaît au dehors, poussé par l’énergie de sa pensée[3].

« Car de même que c’est un seul et même feu qui brille dans tous les bois où il se manifeste, ainsi l’esprit, unique, ame de l’univers,

  1. Bhâgavata Purâṇa, pag. 475.
  2. M. Cousin, dans un remarquable morceau sur Zénon d’Élée, a exprimé avec une grande vigueur ce point de vue de l’unité absolue qui est commun à l’école d’Élée et aux Pouranas : « unité sans nombre, éternité sans temps, immensité sans forme, intelligence sans pensée, pure essence sans qualité. »
  3. Bhâgavata Purâṇa, pag. 17.