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DE L’ÉQUILIBRE EUROPÉEN.

par notre gloire comme à toutes les ambitions malheureusement suscitées par notre exemple. Tout entière à ses impressions du moment, cette assemblée ne se préoccupa guère plus de l’avenir que du passé, et son imprévoyance prépara au monde la plus pénible des situations, soit que la liberté de l’Europe fût menacée par l’alliance des deux puissances prépondérantes, soit que son repos fût compromis par leurs querelles. Une politique imprévoyante autant que passionnée a grandi de ses propres mains ces deux puissances colossales, qui stipulent aujourd’hui en souveraines sur le sort de l’Orient, en attendant qu’elles règlent celui de l’Europe. L’œuvre de Vienne commence à porter ses fruits, et le traité du 15 juillet 1840 a fait enfin apparaître à tous les yeux le germe qui se trouvait virtuellement contenu dans les stipulations de 1815.

L’Angleterre et la Russie restaient en effet les deux seules forces énergiquement constituées dans l’économie nouvelle du monde. La France, rétrécie dans ses vieilles limites, alors que depuis un siècle ses voisins s’étaient appropriés les dépouilles de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Italie, ne conservait plus que juste ce qu’il lui fallait de puissance territoriale pour tenir en respect la Prusse et l’Autriche, l’une mal assise dans ses frontières artificielles, l’autre incessamment préoccupée des dispositions de ses provinces italiennes. Ces deux cours entrèrent dès 1815 dans une ère d’inquiétude et de soucis, de précautions et de défiances, dont l’effet immanquable devait être de les livrer presque sans réserve à l’ascendant chaque jour croissant de la Russie. Le cabinet de Saint-Pétersbourg était en effet le seul point d’appui vraiment solide que pussent prendre des puissances compromises par les défauts de leur constitution géographique ou les irritations populaires qui se développaient dans leur sein, car la Russie, force compacte et soumise, était la seule base inébranlable de ce fragile édifice chancelant au souffle de tous les orages. Elle dut dès-lors dominer souverainement le continent où la France ne pouvait lui faire contre-poids que par la puissance des idées et des sympathies libérales qui se rattachaient à elle. Or, c’était contre ces idées elles-mêmes que l’Autriche et la Prusse éprouvaient l’impérieux besoin de s’armer.

Diminuer démesurément la France et grandir follement la Russie par l’adjonction du grand-duché de Varsovie, qui portait les frontières de cet empire à quelques marches de Dresde, de Berlin et de Vienne, c’était assurer la prépondérance morale de ce cabinet dans le présent, et frayer les voies pour l’avenir à sa suprématie militaire ;