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autour du feu qui commençait à pétiller : — À quand la fête ? — crièrent les plus jeunes, en jetant du côté des femmes des regards où se peignent leurs désirs effrénés. — Soupons d’abord, dit Barbone avec humeur, nous verrons ensuite.

Barbone avait environ quarante ans ; c’était un homme d’une haute stature, taillé en Hercule, et dont les grands yeux noirs, pleins de feu, et la voix vibrante indiquaient des passions dans toute leur puissance. Les brigands obéirent à cette brève injonction ; ils tirèrent de leurs sacs des tranches de mouton, qu’ils firent rôtir sur des charbons ; ils se partagèrent en outre un sac de pagnottes, et arrosèrent ce triste repas de vins de Sicile et de rhum, dont ils avaient trouvé quelques bouteilles dans notre voiture. Tout en mangeant, les bandits nous jetèrent, comme à des chiens, des pagnottes et des morceaux de mouton auxquels nous n’eûmes garde de toucher. La fatigue et l’inquiétude nous ôtaient tout appétit ; Mme B… et sa fille, accroupies l’une à côté de l’autre, étaient comme anéanties.

Lorsque les brigands eurent avalé leur dernière tranche de mouton et bu leur dernière gorgée de rhum, les plus dispos se levèrent et s’approchèrent de nouveau des femmes ; c’est alors que commença une scène impossible à raconter, impossible même à se figurer. Barbone tira des dés de sa poche. — À nous deux, camarade, dit-il en s’adressant au gros homme son collègue, au plus gros dé le choix ! Par saint Antoine, capitaine, j’aurais le gros dé que je serais bien embarrassé ; j’ai les mêmes goûts que mon compatriote Bertoldo, j’aime les pêches mûres, j’aime aussi les abricots verts. — Le capitaine jeta les dés sur une dalle de rochers contre lequel il était accoudé, et sans doute il fut satisfait de son lot, car je vis son œil briller comme un des tisons du foyer. — Par saint Antoine, vous avez l’abricot, à moi donc la pêche ! — s’écria le lieutenant, qui ne paraissait pas moins content de la décision du sort. Jusqu’alors ces deux dames, serrées l’une contre l’autre et comme abîmées par la douleur, n’avaient ni compris ni entendu l’étrange conversation des brigands ; M. B…, qui ne parlait pas italien, ne savait non plus qu’augurer de cette scène ; j’étais donc seul au courant. Lorsque je vis le lieutenant s’approcher de Mme B… en souriant d’une manière atroce, je me hâtai d’intervenir. — Respectez ces femmes, lui criai-je, et vous pouvez compter sur une rançon considérable ; mais je vous jure par le corps du Christ et de la Madonna que si vous attentiez à leur honneur, c’est comme si vous les frappiez de vos stylets ! — Bah ! bah ! dit le capitaine en ricanant, on ne meurt pas pour si peu de chose. —