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LE BRIGANDAGE DANS LES ÉTATS ROMAINS.

frappé de l’altération du visage de nos compagnes. Elles sanglottaient, se tordaient les bras de désespoir et adressaient au ciel de ferventes prières. Portées, comme elles l’étaient, sur des brancards, leur état d’inaction passive leur laissait le loisir de réfléchir et de se livrer à la douleur. M. B… et moi nous étions obligés de marcher au pas des brigands ; nous ne respirions qu’avec de grands efforts, et notre épuisement était tel, qu’à peine pouvions-nous songer à tout ce que notre situation avait d’étrange et de critique. Mme B… et sa fille étaient toutes deux admirablement belles et pouvaient être prises pour les deux sœurs ; l’âge seul établissait quelque différence entre ces deux femmes. Mme B… avait trente-un ans et sa fille quinze. L’une d’elles, c’était la beauté complète, l’autre la beauté naissante ; chacune, dans son genre, approchait de la perfection. La femme de chambre qui accompagnait ces dames, et que les brigands enlevaient avec elles, était Française. Elle avait cet air vif et décidé des filles du peuple de ce pays, et quoique dans ce moment elle eût extrêmement peur… des fusils surtout, elle prenait assez philosophiquement son parti. À la première halte que nous fîmes au milieu des rochers, elle mangea même une moitié d’orange qu’un des brigands lui offrit… Elle avait soif.

Une grave préoccupation morale, un évènement étrange et imprévu, suffisent pour graver à tout jamais dans la mémoire le site où l’on se trouve au moment d’une crise. C’est une décoration que l’on se rappelle d’autant mieux que le drame qu’elle accompagne a plus d’intérêt. Je me souviens, par exemple, qu’à l’instant où nous nous arrêtâmes sous les chênes de la montagne, le soleil, comme une meule rougie, se plongeait dans la mer derrière un îlot noir dans la direction de Terracine. Les chênes, les cimes qui s’étendaient sous nos pieds, et ce coucher de soleil, concouraient à former un magnifique paysage. Préoccupé comme je l’étais, je me laissais aller néanmoins à une sorte d’admiration machinale. Voilà un site digne du pinceau de Salvator Rosa, me disais-je. Puis je fis subitement la réflexion que le premier plan de ce tableau allait tout à l’heure être animé par quelque épisode du genre de ceux que ce peintre choisissait de préférence, drame terrible et lugubre, où nous serions forcément acteurs. Hélas ! mes prévisions ne devaient que trop se réaliser.

Les bandits étaient fatigués comme nous ; quelques-uns cependant montèrent sur les arbres qui nous entouraient, et en détachèrent les branches mortes pour faire du feu ; les autres étendirent à terre leurs manteaux, sur lesquels ils firent asseoir les femmes. Quand les brigands eurent placé leurs sentinelles et furent réunis