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Dans le Traité de la volonté et de ses effets, il ne lui semble plus que vraisemblable que la sensibilité proprement dite suffise pour nous faire connaître à nous-mêmes notre moi, notre personnalité, et encore il avoue que le moi, dans la sensibilité, ne connaissant tout au plus que soi-même, ne se connaîtrait pas par opposition à d’autres êtres, qu’il serait pour lui-même l’infini ou l’indéfini, mais non une individualité et une personnalité distincte ; ainsi « c’est proprement dans ce mode de la sensibilité qu’on appelle volonté » que le moi se manifeste. C’est de la faculté de vouloir que naissent les idées de personnalité et de propriété.

Par une bizarre confusion de langage, de Tracy, avec son maître Condillac, appelle encore la volonté un mode de la sensibilité ; l’action se trouve encore être un mode de la passion. Mais si les mots subsistent, les choses ont bien changé. L’activité est devenue la base de l’existence personnelle et même le principe de la vie sociale : le Traité de la volonté et de ses effets est un traité d’économie politique.


Il était réservé à un disciple de Destutt de Tracy de dégager du sensualisme la théorie nouvelle, et de l’élever, sur la ruine de la fausse philosophie où elle avait pris naissance, au rang de premier principe. Ce réformateur de la philosophie en France fut Maine de Biran.

Maine de Biran commence[1] par séparer profondément de la passivité l’activité, que Condillac avait confondue avec elle sous le titre commun de sensation. La sensation proprement dite est une affection toute passive ; l’être qui y serait réduit irait se perdre, s’absorber dans toutes ses modifications ; il deviendrait successivement chacune d’elles, il ne se trouverait pas, il ne se distinguerait pas, et jamais ne se connaîtrait lui-même. Bien loin que la connaissance soit la sensation seule, la sensation, en se mêlant à elle, la trouble et l’obscurcit, et elle éclipse à son tour la sensation. De là, la loi que M. Hamilton a signalée dans son remarquable article sur la théorie de la perception : la sensation et la perception, quoique inséparables, sont en raison inverse l’une de l’autre. Cette loi fondamentale, Maine de Biran l’avait découverte près de trente ans auparavant, et en avait suivi toutes les applications ; il en avait surtout approfondi le principe, savoir, que la sensation résulte de la passion, et que la perception résulte de l’action.

  1. Dans son premier ouvrage, le traité de l’habitude.