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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE.

en changeant de climat, s’y est métamorphosée secrètement. Du point de vue de la matière, la philosophie française s’est élevée, par une suite de degrés que nous essaierons de marquer, au point de vue de l’esprit.

Locke avait ramené toutes les connaissances humaines à deux sources : la sensation, qui fournit les idées des phénomènes extérieurs ; la réflexion, par laquelle l’ame prend connaissance de ses opérations propres sur les idées arrivées par les sens. Condillac, comme l’on sait, réduisit à une seule faculté les deux faits signalés par Locke. Selon lui, l’homme est tout entier dans la sensation. Or, la sensation est une manière d’être de celui qui l’éprouve, un mode de sa faculté de connaître. Condillac commence par ces mots le Traité de l’origine des connaissances humaines, son premier ouvrage : « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes, et ce n’est jamais que notre propre pensée que nous apercevons. »

De là à l’extrémité où Hume poussa la théorie de Locke, il n’y avait qu’un pas ; car, si rien n’est connu que par des sensations, il est impossible de tirer de ces phénomènes la réalité d’un objet qu’ils représentent ; il ne l’est pas moins d’en tirer la réalité d’un sujet qui les éprouve. Mais, sur la pente de cet idéalisme, Condillac rencontra bientôt un point d’arrêt ; la sensation elle-même lui enseigne une réalité qu’une réflexion de plus en plus profonde trouve de plus en plus rebelle à l’idéalisation.

« D’un côté, dit-il dans l’extrait raisonné du Traité des Sensations, placé en tête de la seconde édition de l’ouvrage, toutes nos connaissances viennent des sens ; de l’autre, nos sensations ne sont que nos manières d’être. Comment donc pouvons-nous voir des objets hors de nous ? En effet, il semble que nous ne devrions voir que notre ame modifiée différemment.

« Je conviens que ce problème a été mal résolu dans la première édition du Traité des Sensations. — Nous avons prouvé qu’avec les sensations de l’odorat, de l’ouïe, du goût et de la vue, l’homme se croirait odeur, son, saveur, couleur, et qu’il ne prendrait aucune connaissance des objets extérieurs. — Il est également certain qu’avec le sens du toucher, il serait dans la même ignorance, s’il restait immobile. — Il faut trois choses pour faire juger à cet homme qu’il y a des corps : l’une, que ses membres soient déterminés à se mouvoir ; l’autre, que sa main, principal organe du tact, se porte