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PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE.

telligence s’appuie pour lier dans ses jugemens synthétiques à priori les deux termes hétérogènes, l’objet de l’observation et l’objet de la conception. — Nous ne pouvons, dit l’auteur de la Critique de la raison pure, apercevoir les phénomènes que comme se succédant dans le temps : le temps n’est pas une simple conception comme les idées générales ; c’est comme le lieu individuel dans lequel nous plaçons nécessairement tous les faits. C’est une intuition ou une imagination à priori[1] ; or, les phénomènes sont dans le temps comme une succession dans une durée immuable. Telle est la base des jugemens qui affirment à priori des causes et des substances ; tout phénomène a dans le temps une place déterminée, et c’est par le passé que le présent où il arrive se détermine. Il faut donc, dans le passé, quelque chose qui fasse être le phénomène présent à cette place qu’il occupe ; cette règle, c’est l’idée de la cause. En second lieu, puisque tout phénomène est une apparition passagère dans la durée du temps, il faut, pour le concevoir, l’opposer à quelque chose de durable, en quoi tout passe et qui ne passe point ; cette règle, c’est l’idée de la substance. Ainsi, la cause n’est que l’expression du rapport des phénomènes entre eux, dans le temps ; la substance, l’expression de leur rapport avec le temps, avec la durée elle-même. — La cause est la représentation de l’ordre du temps ; la substance, la représentation de sa quantité ; ce ne sont que les figures (ou schêmes) des règles nécessaires de l’expérience.

Or le temps, dans la doctrine de Kant, n’est pas une chose subsistante en elle-même, mais seulement une manière, la seule possible, d’imaginer les faits, et par conséquent une simple forme de notre intelligence. La cause et la substance ne sont donc autre chose que les réalisations symboliques des conditions de l’intelligence humaine.

Quand donc nous affirmons que tout phénomène a une cause, et se passe en une substance, nous ne faisons qu’énoncer les règles indispensables à notre esprit pour se représenter un phénomène quelconque ; l’idée du temps est le moyen terme par lequel nous passons des phénomènes aux intelligibles (ou noumènes), par cette raison très simple que le temps est la forme nécessaire de l’imagination des phénomènes, et que l’intelligible est l’image réalisée de cette forme.

Ainsi s’explique le jugement synthétique à priori. La réalité de

  1. De même l’espace ; au contraire, la philosophie écossaise compte le temps et l’espace parmi les conceptions.