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LE DERNIER ABBÉ.

y prendre garde, le père et la mère, la nourrice et les domestiques, pour se créer un intérieur selon leurs goûts. Quand l’abbé sortait de sa chambre, il fermait la porte avec beaucoup de bruit ; aussitôt celle de la jeune personne s’ouvrait, et ils se rencontraient comme par hasard ; ils descendaient les escaliers côte à côte, le plus lentement possible et en silence. Mlle Charlotte rougissait ; Cordier devenait tremblant. Enfin, un beau matin, ils s’embrassèrent naturellement. Par malheur, les mères ont des yeux de lynx pour lire dans l’ame de leurs filles ; Mme Durand reconnut sur-le-champ le danger qui menaçait ; elle courut chez son mari, et le pria de congédier Cordier sans différer.

— Mon jeune ami, dit le bon maître de forges à son hôte, ma femme croit que vous faites la cour à ma fille. Je ne m’en fâche pas, j’aurais agi tout de même à votre âge ; mais vous ne pouvez pas l’épouser, n’ayant pas le sou. Il faut, s’il vous plaît, quitter la maison.

— Je n’ai rien à répondre à cela, dit Cordier ; il est vrai, monsieur, que j’aime mademoiselle votre fille, et que je n’ai pas le sou. Vous m’avez donné l’hospitalité pendant une semaine, et j’en suis pénétré de reconnaissance. Adieu, monsieur ; je vais partir, mais j’en ai bien du regret.

— Pauvre garçon ! Tenez : voilà cent écus que je vous prête, vous me les rendrez quand vous aurez trouvé la fortune. N’allez pas à la Trappe ; je vais vous faire mener sur le chemin de Paris.

Mme Durand voulait que l’abbé s’éloignât sans revoir sa fille ; mais Mlle Charlotte s’échappa de la maison, et accourut au moment où l’abbé allait monter en voiture.

— Monsieur Cordier, dit-elle avec émotion, l’on nous sépare ! Est-ce que je ne vous verrai plus ?

— Hélas ! mademoiselle, je le crains bien, car je vais peut-être mourir de chagrin.

— Ah ! si vous mourez, faites-le-moi savoir ; je ne vous survivrai pas. Donnez-moi quelque chose que je puisse garder en souvenir de vous.

L’abbé ôta de son doigt une petite bague qui lui venait de Mlle Doligny ; c’était tout ce qu’il pouvait offrir. La jeune personne lui donna en échange un mouchoir brodé.

— Vous ne vous en séparerez jamais ! dit-elle.

— Jamais ! répondit Cordier en le mettant sur son cœur.

Mme Durand arriva sur ces entrefaites ; l’abbé s’élança dans le fond de la voiture, et les chevaux partirent.