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LE DERNIER ABBÉ.

santa de bonne grace sur son appétit dévorant, fit rire les dames et raconta son histoire, sans parler cette fois de ses amours. M. Durand et sa famille ne voyaient personne ; ils s’amusèrent des discours de notre abbé. Au dessert, le maître de forges, qui était un grand buveur, excita son hôte à lui tenir tête. L’abbé but un peu d’eau-de-vie par complaisance, et, sans perdre son air simple et modeste, il se mit pourtant en bonne humeur. M. Durand l’engagea cordialement à passer une couple de jours dans sa maison.

V.

En sortant de table, le maître de forges, selon l’habitude des propriétaires, mena son hôte voir ses basses-cours et ses potagers. Ils allèrent ensemble visiter les usines, et dans cette promenade, Cordier admira tout avec politesse. Ils s’arrêtèrent à regarder des ouvriers en charpente qui avaient à tailler une table en ovale, et qui ne savaient comment s’y prendre. Ces braves gens, par ignorance, traçaient sur le bois des cercles à l’infini, sans pouvoir réussir à calculer exactement leurs mesures. L’abbé, qui savait un peu de tout, se souvint alors du procédé simple qu’on trouve dans les livres de géométrie descriptive pour tracer des ovales de toutes grandeurs, et qui se formule ainsi : Placer aux deux foyers de l’ellipse les extrémités d’un fil égal en longueur au grand axe, et tracer avec un crayon que l’on place de manière à tenir le fil toujours tendu. Cordier mesura les deux foyers de l’ellipse avec un compas, y fixa deux clous auxquels il attacha un morceau de ficelle, et décrivit, en moins d’une minute, un ovale parfait de la grandeur désirée. M. Durand fut saisi d’admiration, et les ouvriers, qui cherchaient en vain depuis une heure à résoudre ce problème, auraient pris volontiers notre abbé pour un sorcier.

— Comment ! dit le maître de forges, mais vous êtes donc un mathématicien ?

— Je n’en sais guère plus que cela, répondit l’abbé en riant.

— C’est beaucoup, par ma foi. Il n’y a pas à vingt lieues à la ronde un homme qui en sache autant que vous. Si vous voulez appliquer vos connaissances dans mes usines, je vous donnerai un bon emploi et des appointemens fort honnêtes.

— Excusez-moi, monsieur, dit Cordier ; je suis trop franc pour vous tromper. Je ne tiens pas à l’argent, et je ne suis pas capable de m’appliquer long-temps au même travail ; je ne ferais pas votre affaire.