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LE DERNIER ABBÉ.

partit pas le lendemain, parce que l’hôtesse le pria d’attendre pour aller à Avranches jusqu’au samedi suivant, qui était jour de marché. Nous ne savons pas au juste ce qui se passa entre la belle hôtelière et M. Cordier ; mais quand le samedi fut venu, il ne fut pas question de la Trappe, et Mme l’aubergiste envoya sa servante au marché avec la cariole. On a dit seulement dans le bourg qu’un enfant grimpé sur un mur avait vu dans le jardin l’abbé qui embrassait son hôtesse comme un vrai tourtereau. Plus d’une semaine après, Cordier était encore à Mortain, ne songeant pas du tout à se retirer du monde.

Un beau jour, avant le soleil levé, on dormait encore dans l’auberge ; Cordier se trouvait, je ne sais pourquoi, dans la chambre de l’hôtelière, lorsqu’on frappa au dehors à coups redoublés.

— Holà ! hé ! ma femme ! criait-on ; viendras-tu m’ouvrir tout à l’heure !

— Qu’est-ce que ce bruit ? demanda l’abbé en s’habillant à la hâte.

— C’est mon mari qui revient de voyage.

— Votre mari ! quoi ! vous êtes mariée ?

Ils n’y avaient pensé ni l’un ni l’autre.

L’hôtelière se mit à la fenêtre et cria qu’elle allait descendre ; mais une servante venait d’ouvrir la porte, et le mari, qui montait déjà l’escalier, rencontra l’abbé en manches de chemise.

— Voilà donc pourquoi l’on ne m’ouvrait pas ! dit l’aubergiste outré de colère. Il s’en passe de belles en mon absence. Je vais d’abord assommer ce petit godelureau.

L’hôtelier courut après Cordier en levant un gros bâton noueux qu’il tenait à la main. Heureusement l’abbé sut esquiver le coup en se baissant à propos. Il gagna la rue d’un bond et se sauva par les champs. Comme il croyait toujours avoir le mari et le bâton noueux à ses trousses, il joua des jambes pendant une demi-heure, et ne s’arrêta qu’au milieu d’une forêt où il tomba, épuisé de fatigue, au pied d’un arbre.

Tout cela semblait un rêve à notre pauvre abbé, tant l’évènement avait été brusque et surprenant. Il lui fallut cinq minutes de réflexion pour bien comprendre ce qui lui arrivait et mesurer l’étendue de son infortune.

— Quelle aventure ! s’écria-t-il enfin. Passer ainsi du suprême bonheur à la plus affreuse position ! être perdu dans les bois, sans habit, et n’avoir pas mis hier au soir ma bourse dans la poche de ma culotte ! désespoir ! Il y a de quoi se pendre !

Il se serait pendu en effet à quelque branche, s’il eût tenu une