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LE DERNIER ABBÉ.

très léger bagage sans dire à personne où il allait. On était alors au mois de mai. Les chaleurs du printemps se répandaient dans la campagne, les arbres et les champs prenaient des airs de fête ; mais Cordier, tout entier à ses douleurs, demeurait morne en face des beautés du paysage. Il voyageait d’ailleurs dans une mauvaise guimbarde avec des marchands de bestiaux qui n’étaient pas gens à le distraire. Il s’enfonça le plus avant qu’il pût dans ses sombres pensées, et demeura en silence, contre son ordinaire, tout le long du chemin.

Le quatrième jour, on arriva sur le soir au petit bourg de Mortain, situé non loin d’Avranches. On descendit à l’unique auberge du lieu pour la dernière couchée. L’hôtelière était une jeune femme de vingt-cinq ans, qui avait des yeux engageans, des appas fort arrondis, les mains propres, la bouche fendue et la taille bien serrée dans le tablier le plus blanc du monde. Cordier ne songeait guère à remarquer tout cela, et d’ailleurs il n’était point dans son humeur de courtiser les aubergistes. Il poussait la modestie jusqu’à n’avoir pas l’idée qu’avec sa jolie figure, il pût frapper au premier regard l’imagination d’une femme. L’hôtelière, qui ne pensait pas à se faire trappiste, s’aperçut tout de suite que l’abbé était un beau garçon, et qu’il paraissait plongé dans l’affliction. Elle fut prévenue en sa faveur aussitôt qu’elle vit son air triste et sa jambe faite au tour. La curiosité s’en mêlant, elle voulut savoir qui était ce gentil voyageur, et d’où lui venait sa mélancolie ; c’est pourquoi elle lui fit dresser une table dans une chambre à part, tandis qu’elle mit le couvert des marchands de bestiaux dans la cuisine.

Notre abbé mangea son potage sans dire mot ; mais, lorsqu’il eut avalé un civet de lièvre et vidé la moitié d’une bouteille, il se trouva moins accablé. L’hôtelière, qui le servait elle-même et qui le regardait d’un œil compatissant, jugea que le moment était favorable pour entrer en conversation. Elle prit donc une chaise, et, s’asseyant en face de son hôte, elle lui demanda s’il trouvait le dîner bon.

— Je le trouve excellent, répondit Cordier.

— Vous répondez cela par complaisance, reprit l’hôtelière, car on voit, monsieur l’abbé, que vous ne sentez pas le goût de vos morceaux, tant vous êtes rêveur. Je gage que vous ne sauriez pas dire ce que vous venez de manger ?

— C’est la vérité, madame ; je n’ai pas l’esprit à ce que je fais, et cela vient de ce que je suis l’homme le plus malheureux qui soit sur la terre.

— Mon Dieu ! quel dommage ! que j’en suis fâchée ! Quel est donc