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REVUE DES DEUX MONDES.

Un marquis du bel air vint se jeter à la traverse et fouler aux pieds le bonheur de notre pauvre abbé. C’était un homme prodigue et ruiné de toutes les façons, criblé de dettes, fatigué de corps et blasé d’esprit, un homme adorable enfin, selon les goûts du temps. Il supplanta Cordier dans l’espace de deux heures, et n’eut besoin que de paraître pour vaincre, comme le défunt empereur César. Cordier vit le coup de foudre qui le frappait, et demeura un peu interdit.

— Mon cher garçon, lui dit son infidèle, vous m’avez souvent donné l’assurance que vous auriez du courage, s’il m’arrivait de ne plus vous aimer. Voici le moment de montrer votre bravoure. Il va sans dire que nous resterons toujours bons amis, car vous me feriez de la peine en cessant pour cela de venir me voir.

— J’aurai du courage, répondit l’abbé ; mais ne comptez pas m’avoir parmi vos suivans. Je ne descendrai pas m’asseoir au banc des violons, moi qui ai tenu le siége du chef de musique.

Après cette réponse digne des temps anciens, l’abbé se retira héroïquement ; mais il ne retrouva pas du tout la force dont il avait fait parade, et dont les indifférens et les égoïstes seuls sont capables. Il gardait un visage impassible en public, et ses amis ne soupçonnaient pas l’état cruel où il était. Son cœur était déchiré mille fois par jour ; tous les objets qui frappaient ses regards lui rappelaient le bonheur perdu. Des souvenirs accablans le troublaient à chaque pas.

— Hélas ! disait-il en se tordant les bras, pourquoi me suis-je précipité dans ce monde des passions loin duquel j’aurais pu vivre paisiblement ? Quels êtres sont donc ces femmes qui demeurent toujours dans cet enfer et y respirent à l’aise comme l’oiseau sur les buissons ?

Et puis au moment de maudire le nom de son ingrate, le pauvre garçon en avait des remords, et remerciait le ciel de lui avoir donné au moins quelques jours heureux avant de mourir. En un mot, Cordier était en proie au désespoir. Il résolut d’abandonner une existence vouée à l’amertume. Il se mit en tête de se faire trapiste ; mais son étoile était d’une humeur plus folâtre qu’il ne l’imaginait, comme on le verra tout à l’heure.

IV.

L’abbé Cordier fit un marché avec un maître de voiture pour être conduit à la Trappe, située près d’Avranches ; il mit dans sa poche une bourse où il lui restait encore quinze louis d’or, et partit avec un