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LE DERNIER ABBÉ.

où il s’attachait aux cheveux était beaucoup trop large pour la coiffure de Mlle Doligny. Il n’y avait pourtant pas moyen de jouer la lune sans un croissant. La pauvre actrice poussait des cris de désespoir, et ses camarades se réjouissaient déjà ; mais Cordier ne perdit pas la tête. Il était versé dans l’art du serrurier ; il s’arma d’une lime, fit un marteau avec une clé, un étau avec le tiroir d’une table, et se mit à l’ouvrage. En moins d’un quart d’heure, il eut arrangé le cercle d’or et posé lui-même le croissant avec goût dans la chevelure de la Phœbé.

Mlle Doligny sécha ses pleurs, se regarda bien dans la psyché, s’assura qu’il ne lui manquait plus rien, et se tourna enfin vers notre abbé. Elle était éblouissante de fraîcheur et de jeunesse.

— Embrassez-moi pour votre peine, lui dit-elle, avant que je mette mon rouge ; cela me portera bonheur.

Cordier baisa la belle Phœbé sur les deux joues, et les poisons de l’amour pénétrèrent pour la première fois dans ses veines. On venait de frapper les trois coups ; l’abbé regagna sa place à l’orchestre avec un cruel désordre dans l’imagination et un poids affreux sur le cœur, car quelle vraisemblance qu’un garçon pauvre comme lui pût réussir à rien auprès d’une ingénue de la Comédie-Française ? Il ne voulait pas même y songer, et ne rassemblait ses forces que pour chasser bien loin ses désirs.

Cependant Mlle Doligny obtint un véritable triomphe. Le parterre applaudit avec enthousiasme. Une pluie de bouquets accompagna la chute du rideau. Notre abbé courut, après le spectacle, à la loge de l’actrice ; mais il trouva la place encombrée par une foule d’amis et de grands seigneurs, qui se pressaient pour offrir les félicitations et les madrigaux. À peine s’il put, en se dressant sur la pointe des pieds, apercevoir la reine de la soirée couchée sur un sopha et enveloppée de fourrures. Il se retirait le cœur fort serré, quand une femme de chambre le saisit par le bras comme il traversait le vestibule, et lui mit un billet dans la main.


« Mon cher abbé, lui disait-on, votre baiser m’a porté bonheur, comme je m’y attendais. Venez demain déjeuner avec moi sur les dix heures du matin. Les sots et les complimenteurs n’entreront qu’à midi.

« Julie Doligny. »


— Grand Dieu ! s’écriait Cordier en bondissant au milieu des rues,