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LE DERNIER ABBÉ.

enchantement de ses trois auditeurs, qui se mirent aussitôt à l’aimer. Au lieu de lui demander comment il se trouvait là, M. Berton lui accorda sur-le-champ ses entrées ; M. Moreau le conduisit à sa loge pour le présenter à sa femme, et M. Vassé le pria de venir le lendemain dîner chez lui.

N’allez pas croire que l’abbé Cordier donnât des éloges à tout le monde par flatterie ou par intérêt. Jamais il n’eût parlé contre sa conscience. Il était facile à contenter, enthousiaste des choses vraiment belles, et si bienveillant par nature, qu’il trouvait du plaisir pour lui-même à louer les gens quand il pouvait le faire sans mentir.

À l’heure où commence cette histoire, l’inventaire des biens de notre abbé n’était pas considérable. Il avait en tout quatre écus de six livres, dont deux étaient dans la poche de sa veste ; les deux autres, roulés dans un papier, étaient destinés à sa portière. Sa garderobe se composait d’un habit et d’une culotte, d’un chapeau et d’une paire de souliers, c’est-à-dire qu’il n’avait rien en double. À la rigueur, cela pouvait s’appeler posséder le nécessaire. Il avait dîné le matin ; nous ne savons pas dans quelle maison. Quant à son loyer, il était payé d’avance ; mais le terme expirait dans deux mois. Cordier ignorait donc où il coucherait à la fin de mars, et il ne s’en inquiétait pas, tant il avait de confiance dans les bontés du ciel, qui pourtant ne le traitait pas en enfant gâté.

Le lendemain, à la table de M. Vassé, se retrouvèrent le directeur et l’architecte de l’Académie royale, avec les avocats du conseil de la Comédie-Française, tous gens qui aimaient et cultivaient les arts. L’abbé parlait en homme qui s’entendait un peu à tout, mais sans trancher de l’important et avec un air de conscience et de sincérité qui donnait du poids à ses opinions. Comme il était au milieu de personnes éclairées, la compagnie le goûta beaucoup. Il fit honneur aux bons morceaux, trouva le vin parfait, ne prit la parole qu’à son tour et conta une histoire gaie qui ne dura pas trop long-temps. M. Berton l’invita aussitôt pour le jour suivant, et M. Moreau pour le surlendemain. Une autre personne, qui donnait un grand régal chez le traiteur, le pria d’être de la partie. Cordier eut partout le même succès, et ses amphitryons lui offrirent l’un après l’autre le couvert à leur table une fois la semaine ; il se vit ainsi quatre dîners assurés. Il lui manquait encore le vendredi et le samedi ; mais c’étaient des jours maigres, et il se consola en pensant que, s’il venait à jeûner, le ciel lui en tiendrait compte pour son salut. Quant au dimanche, il