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déshériter, certes cette adoration de la personne et de l’autorité royales dont nous parlions tout à l’heure n’existait pas dans le cœur des Espagnols. Ce n’est que sous la maison d’Autriche que ce sentiment s’est introduit en Espagne avec le despotisme. Les poètes, lorsqu’ils en ont placé l’expression dans la bouche des hommes du moyen-âge, ont donc péché contre ce qu’on est convenu d’appeler la vérité historique, la couleur locale. Cette faute, si c’en est une, se retrouve à chaque instant dans les drames espagnols. Il paraît même que leurs auteurs se souciaient peu de l’éviter. Ils voulaient peindre les mœurs nationales, mais ils ne s’attachaient pas à les nuancer scrupuleusement suivant les opinions et les costumes des différens siècles. Ils semblaient comprendre qu’un travail aussi minutieux est propre à éteindre l’inspiration, et que d’ailleurs, sous les formes vivantes, avec les détails étendus que comportent et qu’exigent les compositions dramatiques, les seules idées qu’on puisse reproduire avec succès sont celles dont on est en quelque sorte entouré, dont on ressent soi-même l’influence, soit par l’attachement, soit par l’aversion qu’elles inspirent. Ce système est précisément le contraire de celui qui a prévalu en France depuis quelques années. On s’est habitué à admirer avant tout dans les anciens poètes, et surtout dans les poètes étrangers, la prétendue vérité avec laquelle ils ont peint les époques dont ils ont retracé les évènemens. Frappé de l’énergique originalité des mœurs qu’ils nous représentent, on s’est dit que ces tableaux devaient être exacts. Sans doute ils sont exacts dans un sens que nous allons expliquer : ces mœurs ont existé, mais non pas toujours dans le temps où les poètes ont placé l’action de leur drame ; elles ont existé dans celui où ils écrivaient. Encore une fois, s’ils n’avaient pas vécu eux-mêmes dans cette atmosphère morale, ils ne l’auraient pas reproduite avec cette force, cette simplicité, ce caractère de réalité profonde, qui nous subjuguent. Il leur serait arrivé ce qui arrive à certains dramaturges modernes, lorsque, croyant marcher sur les traces de ces grands maîtres, ils s’efforcent, tout pleins qu’ils sont des idées du XIXe siècle, de nous représenter les idées et les habitudes du moyen-âge. Substituant à la poésie l’érudition de l’antiquaire, dérobant des lambeaux de chroniques, mêlant çà et là à des pensées, à une physiologie, toutes contemporaines, quelque expression, quelque tournure de phrase, quelque allusion plus ou moins opportune à la langue, aux usages de ces temps reculés, c’est en vain qu’ils essaient de nous en offrir une copie fidèle jusqu’à la servilité. La forme extérieure, le costume, sont là peut-être ; mais l’esprit, l’intelligence intime, manquent d’autant plus qu’on s’est presque exclusivement préoccupé de détails matériels, et tout ce travail n’aboutit qu’à une sorte de mosaïque curieuse si l’on veut, mais où l’on chercherait en vain le mouvement et la physionomie. Nous le répétons : au moral comme au physique, on ne peint bien que ce qu’on a vu, que ce qu’on a éprouvé, que ce qui, directement ou indirectement, a affecté notre ame et nos sens. Dès qu’on veut sortir de ce cercle, on tombe presque nécessairement dans le faux et le bizarre. Nous accorderons, si on l’exige, qu’à force de génie