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THÉÂTRE ESPAGNOL.

rature rien qu’on puisse comparer à ce vaste répertoire. Dans l’antiquité, les tragiques grecs ont célébré les origines à demi fabuleuses de leur nation ; mais, sauf quelques exceptions très rares, ils n’ont pas touché aux faits plus récens, à ceux qui portaient un véritable caractère de certitude. Chez les modernes, Shakspeare a doté ses compatriotes de quelques chefs-d’œuvre où l’Angleterre du moyen-âge nous apparaît toute vivante ; mais la voie qu’il avait si magnifiquement ouverte n’a pas été suivie après lui. Il n’y a, dans le théâtre espagnol, rien qui égale la majestueuse et parfaite beauté des tragédies de Sophocle, peut-être même rien qui égale la profondeur des conceptions de Shakspeare ; mais à quelques chefs-d’œuvre isolés dans leur admirable supériorité, ce théâtre peut opposer sans désavantage un nombre prodigieux de drames où brillent, à travers tant d’imperfections et souvent de monstrueuses absurdités, des traits si originaux et parfois si sublimes, où l’histoire, les traditions, les idées, les mœurs de l’Espagne, sont reproduites tout entières, et qui forment dans leur ensemble un vrai monument national, dans lequel se reflètent avec un merveilleux éclat les facultés diverses et également puissantes de tous les esprits qui y ont travaillé. C’est là certainement un trésor qui n’a à redouter aucune comparaison, et qui, à lui seul, suffirait à la gloire d’une littérature.

Cette variété, cette abondance même du théâtre espagnol, ne permettent guère d’en résumer le caractère au moyen de quelques traits généraux. Si cependant, au milieu de tous les aspects qu’il nous présente, il fallait absolument choisir ceux qui paraissent y dominer, je dirais que deux idées principales en ressortent presque constamment, et planent en quelque façon sur toutes les autres. L’une, c’est un sentiment énergique de la grandeur des destinées de l’Espagne et de la supériorité absolue du peuple espagnol, sentiment assez semblable à celui qui animait les écrivains de l’ancienne Rome, exprimé, non pas avec la noble gravité qu’ils y portaient, mais avec la pompe, la redondance du génie castillan, et dont il faut bien pardonner l’exagération emphatique aux glorieux possesseurs du vaste empire de Philippe II.

L’autre idée, à laquelle je viens de faire allusion, et que les poètes dramatiques semblent presque tous avoir eu pour but de consacrer et de glorifier, c’est le principe de l’adoration de la royauté et de l’excellence du pouvoir absolu gouvernant le monde sans contrôle, sans contrepoids, à la manière de la Divinité. Ce principe n’était pourtant pas celui qui régnait en Espagne aux XIIIe, XIVe, et XVe siècles à cette époque de troubles et de déchiremens où la royauté, si souvent disputée les armes à la main, avait tant de concessions à faire à une redoutable aristocratie pour conserver un reste de pouvoir. Lorsque Sanche-le-Brave détrônait son père et disputait la couronne à ses neveux, lorsque le frère bâtard du redoutable Justicier lui arrachait à la fois le sceptre et la vie, lorsque le malheureux Henri IV, déposé par les grands du royaume, n’obtenait d’eux la permission de mourir sur le trône qu’à la condition infamante de reconnaître l’illégitimité de la naissance de sa fille et de la