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jeune personne noble et riche. Enfin, aux yeux de quelques Portugais retirés à Madrigal, comme aux yeux de la princesse Anne d’Autriche, il est le roi Sébastien, se préparant à reconquérir son royaume et à expulser un injuste usurpateur. Secondé par son complice, il a déjà envoyé dans les diverses provinces du Portugal des émissaires qui y ont fait de nombreuses dupes. On voit de tous côtés arriver, pour s’assurer par leurs propres yeux de l’heureuse nouvelle qui ranime leurs patriotiques espérances, des gentilshommes que le prétendu monarque reçoit avec tout l’appareil fastueux de la royauté portugaise dans un appartement reculé préparé à cet effet : là, il leur raconte ses malheurs, il leur présente comme son héritière une petite fille qu’il a eue d’une de ses maîtresses, et qu’il a aussi dressée à ce manége. La ressemblance frappante de l’imposteur avec l’infortuné Sébastien, sa bonne mine, son assurance, un certain mélange de hauteur, de familiarité, de vivacité et de bienveillance, enfin cet empire que le mystère exerce sur les esprits prévenus, et le charlatanisme même avec lequel ont été disposés les accessoires dont il est entouré, tout se réunit pour abuser des hommes dont les vœux s’accordent trop bien avec ses projets pour ne pas les rendre faciles à tromper. Rien de plus naïf, de plus vrai, de plus comique, et en même temps j’ai presque dit de plus touchant, que l’émotion et le bonheur de ces pauvres gentilshommes prosternés aux pieds de l’impudent imposteur, s’écriant qu’il ne leur reste plus qu’à mourir après avoir retrouvé leur roi, se disposant en effet à lui sacrifier leur fortune, leur vie, et dans leur enthousiasme admirant avec attendrissement jusqu’aux simagrées ridicules de l’enfant qui joue devant eux le rôle de la princesse.

Mais bientôt la scène change. Le gouvernement de Philippe II, à qui ces intrigues n’ont pu rester complètement inconnues, en a conçu quelque alarme. Un alcade est arrivé secrètement à Madrigal, chargé de s’assurer de la vérité, de saisir et de punir les conspirateurs. Gabriel d’Espinosa est arrêté avec un grand nombre de ses dupes au milieu d’un festin où il les a réunis et où il achève d’exalter leur zèle et leurs espérances. L’enquête commence aussitôt. Le magistrat interroge successivement tous les personnages. Tous, avec cette imperturbable confiance qu’inspire un fanatisme sincère, affirment que l’aventurier est bien le roi Sébastien, et les tentatives de l’alcade pour les convaincre de l’absurdité d’une telle croyance ou pour les mettre en contradiction avec eux-mêmes, échouent également. Le seul Gabriel, lorsqu’on le fait comparaître à son tour, proteste qu’il n’est autre chose qu’un pauvre pâtissier ; mais le ton même dont il le dit, son insouciance, sa présence d’esprit, l’apparence de dignité répandue sur toute sa personne, son insistance pour être conduit en présence de Philippe II, dont il prétend être connu, troublent et étonnent l’alcade. C’est lui maintenant qui ne veut plus croire à l’humble condition de l’accusé, qui s’obstine à voir en lui non pas sans doute le roi Sébastien, mais bien quelque grand personnage qui s’épuise en efforts inutiles pour l’en faire convenir, qui dans son incertitude n’ose prendre un parti et terminer le procès. Cependant le seul complice véritable de Gabriel, l’agent du prieur