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THÉÂTRE ESPAGNOL.

de l’apogée de la grandeur espagnole. Par son courage, ses talens, son orgueil froid et calme, qui semblait n’être que le sentiment intime et profond de sa supériorité, par son inébranlable dévouement à un monarque ingrat dont les mauvais traitemens furent également impuissans à l’irriter et à l’humilier, par la fermeté stoïque et la force de volonté auxquelles on doit attribuer, plus qu’à toute autre chose, les actes sanglans qui ont entaché sa mémoire, le duc d’Albe représente en quelque sorte l’idéal du caractère castillan, tel qu’il était alors que l’Espagne dominait, et méritait jusqu’à un certain point de dominer le monde.

Je ne connais aucun drame où il joue le rôle principal ; mais dans plusieurs il figure d’une manière épisodique, et son nom n’y est prononcé qu’avec cette sorte de respect qui s’attache aux hommes extraordinaires, à ceux que la nature a faits pour régner sur leurs contemporains. Je citerai particulièrement une scène d’une comédie de Calderon, le Siége de l’Alpujarra, ou Aimer après la mort, dans laquelle l’autre héros de l’époque, le vainqueur de Lépante, l’illustre don Juan, prenant le commandement de l’armée qui marche contre les Maures rebelles, passe en revue les corps qui la composent et se fait nommer les chefs qui en commandent les divisions. On lui désigne successivement plusieurs guerriers célèbres alors, et aujourd’hui tombés dans l’oubli où l’impitoyable avenir plonge peu à peu quiconque, à la guerre ou dans la politique, n’a pas figuré tout-à-fait au premier rang, le marquis de Mondejar, la terreur des Maures d’Afrique ; le grand marquis de Los Velez, dont le nom, dit don Juan, rappelle de si glorieux souvenirs ; don Lope de Figuerra, si brave, si généreux, si actif, malgré les douleurs de la goutte qui le tourmente, mais si brusque, si impatient dans sa loyale franchise ; enfin don Sanche d’Avila. « Pour celui-là, dit encore don Juan, un mot suffit à son éloge. C’est le digne disciple du duc d’Albe, qui lui a enseigné l’art de n’être jamais vaincu. »

Le drame auquel appartient cette scène présente un tableau aussi vrai qu’animé et intéressant d’un des grands évènemens du règne de Philippe II, de l’insurrection des Maures du royaume de Grenade, qui, poussés à bout par les mesures vexatoires auxquelles le gouvernement avait recours dans le but de les forcer d’abandonner jusqu’aux derniers vestiges de leurs anciens usages, prirent tout à coup les armes, abjurèrent la foi chrétienne, se retirèrent dans les montagnes de l’Alpujarra, s’y donnèrent un roi, et se défendirent pendant trois années contre tous les efforts de la monarchie espagnole. Une des choses qui me frappe dans cette pièce, c’est qu’elle a évidemment été écrite sous l’impression d’un sentiment de préférence pour la cause des Maures. Malgré quelques déclamations banales qui semblent dictées par certaines convenances plutôt que par une forte conviction, Calderon semble pénétré de l’idée qu’on avait été injuste envers eux, qu’avec des procédés moins violens on eût évité les malheurs de cette insurrection ; il prête à ses personnages des paroles d’humanité, de modération, presque de tolérance, fort remarquables de la part d’un poète espagnol du XVIIe siècle, et particulièrement de celui