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THÉÂTRE ESPAGNOL.

vécut que les faits prennent un caractère de certitude et d’authenticité. Les aventures bizarres et romanesques sur lesquelles aimaient à s’exercer les auteurs des romances se présentent désormais rarement. Ces romances ne forment plus sur cette époque, comme sur les époques précédentes, un tissu continu, une sorte de chronique non interrompue ; leur nombre diminue sensiblement ; mais, par une sorte de compensation, le génie dramatique, s’emparant du terrain ainsi abandonné, y trouve ses plus riches matériaux. C’est précisément dans les annales des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, qu’il a puisé ses plus belles inspirations.

Avant d’aller plus loin, nous devons faire une observation qui n’est pas sans importance. Les drames que les Espagnols appellent historiques ne méritent souvent cette qualification que dans un sens assez restreint. Les noms des personnages principaux, les traits saillans de leur caractère, les circonstances générales du temps où ils ont vécu, sont sans doute fournis par la réalité ; mais très habituellement le fait particulier sur lequel repose l’action est tout-à-fait imaginaire, ou du moins tellement dénaturé, qu’on peut dire que la vérité historique en a été le prétexte plutôt que la source.

C’est ainsi, par exemple, que Lope de Vega, dans une de ses plus belles comédies, le Roi est le meilleur alcade, a su tirer un admirable parti d’une anecdote qui en elle-même ne prêtait peut-être pas à de grands effets. L’histoire raconte que le célèbre roi Alfonse-l’Empereur, apprenant qu’un chef militaire s’était emparé arbitrairement de la maison d’un pauvre campagnard de Galice, lui envoya l’ordre de la rendre sur-le-champ à ce malheureux ; que, l’ordre étant resté sans exécution, il se transporta à l’improviste sur le lieu du délit, et que le coupable, saisi et convaincu, paya de sa tête moins encore son brigandage que sa désobéissance. À une maison volée, le poète a substitué une fille enlevée et déshonorée, et ce trait d’une justice presque sauvage est devenu pour lui tout à la fois le texte d’une touchante intrigue et d’un éloquent plaidoyer en faveur du pouvoir absolu.

Dans l’Étoile de Séville, autre chef-d’œuvre supérieur encore à celui que je viens d’indiquer, Lope a pris de bien autres licences envers l’histoire. On sait l’aventure du célèbre Antoine Perez, secrétaire de Philippe II, qui, ayant assassiné, sur l’ordre exprès de son maître, un homme dont ce tyran voulait se défaire, n’en fut pas moins abandonné par lui aux poursuites de la justice, subit la torture sans rien avouer, réussit ensuite à s’échapper, et se réfugia en France. Rien ne peint mieux que ce trait singulier, raconté froidement et naïvement dans les mémoires d’un homme aussi intelligent que Perez, Philippe II et son siècle, l’immense idée qu’on se faisait alors des droits de l’autorité royale, et la barbarie de mœurs qui s’unissait à la brillante civilisation de l’esprit. Mais si cet évènement est de nature à intéresser l’historien et le philosophe, il est peu dramatique en lui-même, parce que tous les personnages qui y concourent sont également peu dignes d’estime, et qu’aucun sentiment noble ou exalté ne les anime. C’est pourtant de ce fonds ingrat que Lope a tiré, à l’aide de quelques modifications, un de ses plus beaux ouvrages. À la