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THÉÂTRE ESPAGNOL.

allusions par lesquelles ils les désignent eussent été inintelligibles pour le public.

Évidemment, et c’est là ce qui fait à nos yeux un des grands mérites de ces petits poèmes, évidemment ils ne font que reproduire des souvenirs déjà consacrés, déjà admis par la croyance universelle. Ils ne prouvent pas, tant s’en faut, la vérité de tout ce qu’ils racontent ; mais ils prouvent que ces récits héroïques et romanesques, conformes au goût du temps, à l’esprit de la nation, étaient généralement accrédités. L’histoire n’est pas seulement la transmission des évènemens qui ont eu lieu, c’est encore celle des opinions qui ont régné, des croyances qui ont prévalu à des époques données, et sous ce point de vue, le plus important peut-être pour l’observateur philosophe, les romances dont nous parlons sont essentiellement de l’histoire.

On sait bien peu de chose sur ce qui s’est passé dans l’Espagne chrétienne pendant les trois premiers siècles qui suivirent l’invasion des Arabes. Les chrétiens, réfugiés dans leurs montagnes, où ils avaient tant de peine à conserver leur indépendance, et ramenés par la nécessité d’une guerre incessante à une sorte de barbarie, n’avaient guère le loisir d’écrire leurs annales. À peine les chroniques composées à cette époque nous donnent-elles le nom des rois et la sèche indication de quelques faits principaux. Tout ce que les historiens plus récens y ont ajouté ne repose évidemment que sur les traditions populaires dont nous parlions tout à l’heure.

Les amours du roi Rodrigue avec la belle Cava, non moins funestes à l’Espagne que ne l’avaient été pour Ilion ceux de Pâris et d’Hélène ; le tribut annuel de cent jeunes filles imposé aux chrétiens par les musulmans et aboli par Alfonse-le-Chaste ; les infortunes du comte de Saldaña, expiant par la perte de ses yeux et par une longue captivité le crime d’avoir plu à la sœur de ce monarque ; les exploits de son fils Bernard del Carpio, la terreur des musulmans, le rival et le vainqueur de notre Roland ; la tragique histoire des sept infans de Lara, livrés au fer des Maures par la trahison de leur oncle et si terriblement vengés par leur frère posthume, l’illustre Mudarra, l’un des aïeux du Cid : toutes ces romanesques aventures, et bien d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer, ne sont probablement pas de pures inventions. Elles cachent sans doute, sous les détails fabuleux avec lesquels elles nous ont été transmises, un fonds de vérité historique ; mais on s’efforcerait vainement aujourd’hui de dégager cette vérité des fictions qui s’y sont en quelque sorte identifiées. Autant vaudrait chercher laborieusement dans les fables de la mythologie grecque l’histoire véritable des temps héroïques.

L’Espagne a donc eu aussi une époque à demi fabuleuse, qui appartient bien plus à la poésie qu’à l’histoire proprement dite. Ce qu’avaient été chez les Grecs les poètes dont Homère a résumé et fait oublier les chants, les auteurs inconnus des romances l’ont été chez les Espagnols. Ce sont les vrais historiens de ces temps reculés ; mais l’Espagne n’a pas eu son Homère pour recueillir et résumer dans un magnifique et imposant monument ces esquisses imparfaites, pour leur donner ainsi la consécration du génie.