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faut des héros dont la physionomie ouverte, saillante, s’empare puissamment des esprits, sans qu’on soit obligé, pour les apprécier, de se livrer à une subtile analyse. Il faut enfin, et cette dernière circonstance n’est guère moins indispensable que les autres, il faut que les faits et les personnages, conservés dans la mémoire des peuples par une tradition vivante, soient néanmoins, dans l’ordre des temps, à cette distance, à ce point de perspective où les teintes s’adoucissent et se confondent, où le côté grossier et trivial, inséparable de la réalité, disparaît dans une sorte de nuage, où la multitude des détails, trop souvent peu poétiques même aux époques qui semblent l’être le plus, se concentrent et se résument dans un petit nombre de résultats plus faciles à idéaliser.

Pour trouver réunies toutes ces conditions à un degré où elles n’existent peut-être chez aucun autre peuple, il suffisait de remonter un peu plus loin dans les annales de l’Espagne. Pendant tout l’espace qui s’étend du VIIIe au XVe siècle de notre ère, ces annales présentent en quelque sorte une vaste épopée dont l’unité grandiose surpasse dans sa vérité les plus brillantes et les plus heureuses fictions. Un peuple luttant pendant huit siècles pour délivrer son territoire d’une invasion étrangère, et, après mille vicissitudes, après s’être vu réduit à la possession de quelques rochers stériles, réussissant enfin à expulser les agresseurs ; la cause de la religion inséparablement unie dans cette lutte à celle de la nationalité, le contraste de deux populations rivales qui, différant absolument par les mœurs, les croyances, le langage, se ressemblent pourtant par leur esprit chevaleresque et généreux, par leur aventureuse bravoure, ce sont sans aucun doute de bien autres élémens de poésie que ne l’avait été pour les Grecs la petite guerre de Troie, et pour les Romains le fabuleux voyage d’Énée, source pourtant de si admirables inspirations.

Des chantres populaires avaient exploité de bonne heure un terrain aussi heureusement préparé, et leurs romances avaient donné aux traditions nationales cette consécration poétique qui peut seule en assurer la durée. Ces romances ne méritent pas seulement de fixer l’attention des amis des lettres et des philologues qui peuvent y étudier les progrès du langage et du goût littéraire ; c’est avant tout un riche dépôt d’informations historiques. Il ne faut sans doute pas s’en exagérer la valeur sous ce dernier rapport. On aurait tort d’y voir des documens contemporains sur lesquels on puisse s’appuyer avec confiance pour confirmer et compléter le témoignage des chroniques. Il est bien peu de ces romances qui aient été composées à l’époque qu’elles rappellent, et, à l’exception d’un très petit nombre dont la physionomie rude et grossière atteste une haute antiquité, les plus anciennes ne paraissent pas d’une date antérieure au XVe siècle ; mais il en est beaucoup qui, suivant toute apparence, ne sont que la traduction en langage moderne de compositions plus anciennes, et, en tout cas, il suffit d’y jeter un coup d’œil pour s’assurer que les évènemens et les personnages qu’elles célèbrent n’avaient pas cessé de vivre dans la mémoire des peuples. Si les poètes les eussent imaginés, ou seulement si pour les faire revivre ils eussent dû les tirer de l’oubli, les rapides