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mains comme l’oiseau des ailes, et se passionne pour son ténor ou sa prima donna. À force d’entendre ces admirables chanteurs, nous avons fini par les prendre en affection. Chaque année, c’est une fête pour nous de les revoir jeunes, vaillans, superbes, pleins de voix et d’ardeur comme aux premiers jours, et de retrouver ces adorables sensations de la musique italienne qu’eux seuls peuvent encore donner. Jamais, en effet, de mémoire de dilettante, un pareil ensemble ne s’est rencontré, et de long-temps, selon toute apparence, il ne se rencontrera plus. Hâtons-nous donc de jouir ; l’Opéra-Italien est de ce monde

… Où les plus belles choses
Ont le pire destin.

Les voix s’effeuillent comme les roses ; respirons le mélodieux bouquet tandis qu’il s’épanouit et s’exhale aux douces et pâlissantes clartés du ciel des Puritains et de Lucia. Hâtons-nous ; bientôt peut-être il ne sera plus temps. Que demain une fleur s’en détache, adieu le bouquet ! Hâtons-nous de jouir, les temps marchent, et la musique italienne aussi. Rossini s’est tu pour jamais, Bellini repose dans sa tombe, les chanteurs s’en vont ; hâtons-nous, c’est le chant du cygne ; et quel cygne plus harmonieux et plus doux que la Grisi soupirant la romance des Puritains ou chantant le Saule !

Les représentations de Lucia ont mis dès les premiers jours l’enthousiasme du public au niveau de ce qu’il a jamais été dans les plus beaux temps. Rubini ne fléchit ni ne dégénère ; on dirait qu’il attend, pour quitter la place, qu’un rival vienne la lui disputer. À ce compte, il pourra bien se faire qu’il règne plus d’une année encore. Tamburini nous semble avoir gagné en timbre, en vibration, en éclat, et la Persiani vocalise toujours comme un rossignol de mai. Nous parlions tout à l’heure des prodiges de la musique ; l’exécution du finale du second acte de Lucia en est un véritable. Cette belle phrase de l’adagio, où la voix de Tamburini s’étend dans toute son ampleur, produit un effet magique et tel qu’on ne peut résister au désir de l’entendre de nouveau. Du reste, la partition de Lucia offre cet avantage, que chacun des trois premiers rôles y trouve à son tour une occasion de triomphe qu’il saisit aux grands applaudissemens du public, heureux de voir ainsi se multiplier ses jouissances. Tamburini a sa phrase du finale, la Persiani son aria qu’elle brode des points merveilleux d’une vocalisation éblouissante, et, comme part du lion, Rubini a l’immense cavatine qui compose presque tout le troisième acte à elle seule. Nous nous sommes déjà expliqué sur les belles qualités de ce morceau ; nous n’ajouterons rien à ce que nous avons pu dire, si ce n’est que Rubini, par son expression pathétique, son grand style, son inimitable entraînement, en fait une composition sublime, un chef-d’œuvre. En un pareil moment on vous donnerait cela pour de la musique de Mozart, que vous le croiriez volontiers. — L’autre soir, la Norma nous a rendu Lablache et la Grisi, l’un avec son port majestueux, son intelligence de la scène, sa basse formi-