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chez M. Percier cette sensation extraordinaire qui produisit un grand artiste, et cet éblouissement d’un premier jour qui dura toute une vie ?

Dans l’étourdissement qu’il éprouva d’abord à la vue des merveilles de Rome, M. Percier resta quelque temps incapable d’aucune application suivie, d’aucun travail sérieux, et nous l’avons souvent entendu nous représenter lui-même, avec cet intérêt qu’il prêtait à tous ses discours, cette époque de sa vie où plus d’un homme de talent peut se reconnaître et plus d’une vocation s’éclairer au tableau qu’il nous en traçait. « Jeté tout d’un coup, nous disait-il, au sein d’une ville si remplie de chefs-d’œuvre, j’étais comme ébloui et hors d’état de me faire un plan d’études. J’éprouvais, dans mon saisissement, ce tourment de Tantale qui cherche vainement à se satisfaire au milieu de tout ce qu’il convoite. J’allais de l’antiquité au moyen-âge, du moyen-âge à la renaissance, sans pouvoir me fixer nulle part. J’étais partagé entre Vitruve et Vignole, entre le Panthéon et le palais Farnèse, voulant tout voir, tout apprendre, dévorant tout et ne pouvant me résoudre à rien étudier. Et qui sait jusqu’où se fût prolongé cet état de trouble et d’inquiétude où l’enthousiasme tenait de l’ivresse, et où il y avait du charme jusque dans la perplexité, si je n’eusse trouvé un guide qui me sauvât de moi-même, en me rendant à moi-même ? Ce guide fut Drouais, qui avait été témoin de mon anxiété, qui partageait ma passion, et qui répondit à ma confiance par son amitié. Drouais joignait au sentiment élevé d’un artiste les lumières d’un esprit cultivé ; il entendait ma langue, et il m’apprit la sienne. Travailleur infatigable, il venait me réveiller chaque jour. Je partais avec lui de grand matin. Nous allions voir ensemble quelqu’un de ces grands monumens dont Rome abonde ; là, il m’indiquait ma tâche de la journée, et, le soir, il me demandait compte de mon travail, en rectifiant mes études, si j’avais été obligé d’aborder la figure. M. Peyre, par ses savantes leçons, m’avait initié à la connaissance de l’antique ; Drouais me le montrait de l’ame et du doigt, et il me le montrait non plus seulement en perspective, non plus aligné froidement sur le papier, mais debout sur le terrain, mais vivant de toute la vie de l’art et animé par tous les souvenirs de l’histoire. Sans Drouais, perdu au milieu de Rome, j’aurais peut-être été perdu pour moi-même ; avec Drouais, je me retrouvai dans Rome tout ce que j’étais, et c’est à lui que je dois d’avoir connu Rome tout entière, en devenant moi-même tout ce que je pouvais être. » Ainsi