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ANCIENS POÈTES FRANÇAIS.

qui n’y veulent que passer et qui s’y trouvent retenus. Le charme opérait aussi, et, ce qui est plus piquant, malgré lui. Il faut l’entendre :

D’où vient cela, Mauny, que tant plus on s’efforce
D’échapper hors d’ici, plus le Démon du lieu
(Et que seroit-ce donc, si ce n’est quelque dieu ?)
Nous y tient attachés par une douce force ?

Seroit-ce point d’amour cette alléchante amorce,
Ou quelque autre venin, dont après avoir beu
Nous sentons nos esprits nous laisser peu à peu,
Comme un corps qui se perd sous une neuve écorce ?

J’ai voulu mille fois de ce lieu m’étranger,
Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer,
Mes bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.

Bref, je ne suis plus rien qu’un vieil tronc animé,
Qui se plaint de se voir à ce bord transformé,
Comme le myrte anglois au rivage d’Alcine.

Voilà bien, ce me semble, ce magique enchantement de Rome qui fait oublier la patrie ; à moins qu’on ne veuille croire que ce charme secret pour Du Bellay, c’était déjà Faustine.

Un bon nombre des sonnets de la dernière moitié des Regrets ont la pointe spirituelle, dans le sens français et malin du mot ; aussi Fontenelle ne les a-t-il manqués dans son joli recueil choisi de nos poètes. Comme, par les places et les rues de Rome, la dame romaine à démarche grave ne se promène point, remarque Du Bellay, et qu’on n’y voit vaguer de femmes (c’était vrai alors) que celles qui se sont donné l’honnête nom de la cour, il craint fort à son retour en France

Qu’autant que j’en voirai ne me ressemblent telles.

Il se moque en passant de ces magnifiques doges de Venise, de ces vieux Sganarelles (le mot est approchant), surtout quand ils vont en cérémonie épouser la mer,

Dont ils sont les maris et le Turc l’adultère.

Marot en gaieté n’eût pas mieux trouvé, ni le bon Rabelais que Du Bellay cite aussi. Il y a de ces sonnets qui, sous air purement spirituel, sont poignans de satire, comme celui dans lequel on voit ces puissans prélats et seigneurs romains qui tout à l’heure se pré-