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eut à souffrir avant de se faire jour. Né simple gentilhomme, on se tromperait en le faisant quelque chose de plus ;

Si ne suis-je seigneur, prince, marquis ou comte,

a-t-il pu dire dans un sonnet à un ami. Lui-même, dans une belle élégie latine adressée à Jean de Morel d’Embrun, son Pylade, et écrite dans les derniers temps de sa vie (1559), il nous récapitule toutes ses vicissitudes de fortune et ses malheurs : cette élégie, d’un ton élevé et intime, représente comme son testament[1]. On l’y voit dès l’enfance animé d’une noble émulation par ces grands exemples domestiques, mais un peu lointains, la gloire de M. de Langey et le lustre poétique et politique du cardinal ; c’étaient là pour lui des trophées de Miltiade, et qui l’empêchaient de dormir. Mais si jeune, orphelin de père et de mère, tombé sous la tutelle assez ingrate d’un frère aîné, il fut long-temps à manquer de cette culture, de cette rosée fécondante que son génie implorait. Son frère mourait ; lui-même atteignait l’âge d’homme ; mais de nouveaux soins l’assaillirent. De pupille, le voilà à son tour devenu tuteur de son neveu, du fils de son frère ; le fardeau de la maison, la gestion d’affaires embrouillées, des procès à soutenir, l’enchaînèrent encore et achevèrent de l’éprouver :

Hoc ludo, his studiis primos transegimus annos :
Hæc sunt militiæ pulchra elementa meæ
.

À ce propos de procès et de tutelle, de tout ce souci positif si malséant à un poète, le bon Colletet ne peut s’empêcher d’observer combien le grand cardinal de Richelieu fut sage, d’avoir, en établissant l’Académie française, obtenu du roi Louis XIII des lettres d’exemption de tutelle et de curatelle pour tant de beaux esprits présens et futurs, afin qu’ils ne courussent risque, par des soins si bas, d’être détournés de la vie contemplative du Dictionnaire et de leur fauteuil au Parnasse. Le fait est que le pauvre Du Bellay faillit y succomber. Sa santé s’y altéra pour ne jamais s’en relever complètement ; deux années entières la maladie le retint dans la chambre : c’est alors que l’étude le consola. Il lut pour la première fois, il déchiffra comme il

  1. On la trouve dans le recueil qui a pour titre : Joachimi Bellaii andini Poetœ clarissimi Xenia seu illustrium quorudam Nominum Allusiones (Parisiis), 1569, in-4o. Je ne sais pourquoi elle a été omise dans le recueil, d’ailleurs complet, des vers latins de Du Bellay, qui fait partie du Deliciœ Poetarum Gallorum (1609), publié par Gruter sous le pseudonyme de Ranutius Gherus.