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cléide chante les cavatines, le haut-bois et la contre-basse font les duos, et la petite flûte concerte avec le trombone. Quand vous sortez, les oreilles vous cornent. Tout en croyant ne voir qu’un ballet, vous avez entendu un opéra. On vous a doré la pilule. En motifs étrangers, je n’ai guère reconnu qu’un mouvement du célèbre menuet du Faust de Spohr dans l’acte de M. Reber. Du reste, cette danse de fascination et de magnétisme diabolique est loin d’avoir à l’Opéra l’effet immense qu’elle produit en Allemagne. Avec la meilleure volonté, on ne saurait se figurer que ce diablotin grêle et chétif puisse dominer sa danseuse au point de l’étourdir et de se la soumettre du regard. Pour comprendre l’étrange beauté de cette scène, il faut voir le Méphistophélès allemand, grand, maigre, nerveux, serré dans son justaucorps étroit, le petit manteau de velours cramoisi sur l’épaule, la plume de coq sur l’oreille, sa main osseuse appuyée sur la tête de mort qui sert de pommeau à sa longue rapière, entraîner aux éclats de l’admirable musique de Spohr cette jeune fille échevelée qui se pâme dans ses bras et sous son œil. Mlle Pauline Leroux fait des merveilles dans le rôle du petit diable, je doute que Mlle Elssler s’en fût jamais si bien tirée. Mlle Leroux a le regard mordant, la lèvre pincée, le pied rapide ; elle comprend à merveille la double nature de son personnage, la nature démoniaque surtout, on dirait que ses mains ont des griffes : il y a en elle de la chatte et du lutin. Ce rôle va à son air, à ses manières, à ses graces plus vives que molles et vaporeuses. Elle est bien le diablotin de la pièce, cette Urielle pour laquelle on a travesti d’une façon si bouffonne un des plus jolis noms de la légende. Si l’on s’en fût tenu au roman de Cazotte, Taglioni eût été plus femme, plus sylphide. À propos de Taglioni, ne vous semble-t-il pas que le bonhomme aux prédictions la devinait lorsqu’il écrivait ces lignes il y a près d’un siècle : « L’homme fut un assemblage d’un peu de boue et d’eau ; pourquoi une femme ne serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière, des débris d’un arc-en-ciel condensé ? où est le possible ? où est l’impossible ? » Mais à quoi bon parler de Mlle Taglioni à l’occasion de l’Opéra, délaissé de ses meilleurs sujets ? Mlle Taglioni est bien loin, et le Diable amoureux ne la fera pas oublier.


V. de Mars.