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REVUE. — CHRONIQUE.

rieuses de la nature, et faire de l’or à leur manière. Ceci nous amène naturellement à penser qu’en fait d’imagination les poètes de l’Opéra sont au moins aussi économes que les musiciens. Après Robert-le-Diable, vous avez eu la Tentation, le Diable boiteux, le Diable amoureux, de même qu’après la Fille du Danube, le Lac des Fées. L’original appelle la copie ; le feu ou l’eau, peu importe, du moment que l’un s’y jette, tous se précipitent : C’est toujours l’histoire des moutons de Panurge. D’ailleurs, diable pour diable, j’aime autant le voir amoureux que boiteux. Pourquoi, au fait, le diable ne serait-il pas accessible à tous les plus honnêtes sentimens de l’humanité ? Si la légende prétend que le diable ne saurait aimer, attendu que, s’il lui arrivait de pouvoir aimer une ame, il cesserait à l’instant d’être le diable, la légende a tort ; et lorsque Goethe donnait à son Méphistophélès un masque glacial, une ironie implacable, un cœur de boue et de fiel, Goethe, à coup sûr, ne savait ce qu’il faisait. Le diable, au fond, ne demeure étranger à aucune des facultés du cœur et de l’intelligence ; il s’éprend de belle passion, il se marie à l’église, il a des enfans auxquels il se dévoue et qu’il élève dans la foi de ses pères : qu’y a-t-il donc d’étonnant à voir au diable un cœur tendre et passionné, un cœur de jeune fille amoureuse ? ne lui avons-nous pas vu jadis des entrailles de père ? Ne vous souvient-il plus de ce digne Bertram, de cet excellent homme qui chérit son fils Robert au point de le suivre partout, jusque dans les sanctuaires, et commence à larmoyer pitoyablement chaque fois qu’il lui parle de sa mère.

Le ballet du Diable Amoureux procède de Cazotte absolument comme le ballet du Diable Boiteux procédait de Lesage ; après le roman, la nouvelle. On ne saurait s’imaginer combien les écrivains de l’Académie royale de Musique puisent tous les jours à pleines mains dans ce petit livre du siècle dernier : je pourrais citer dix scènes du répertoire, des plus belles et des plus dramatiques, qui viennent de là. Seulement, il est fâcheux que ces messieurs, au lieu de s’en tenir à la lettre, n’aient pu imiter cette imagination dans ce qu’elle a de vraiment original. Je ne prétends pas donner ici le roman de Cazotte pour un chef-d’œuvre, tant s’en faut ; cela est décousu, débraillé, plein de négligences et de mauvais style ; mais cependant, à travers un bavardage où l’art n’a rien à démêler, on rencontre çà et là des scènes aimables et charmantes, la scène de la séduction par exemple, et d’autres. De plus, ce petit livre a, selon nous, le mérite d’être fantastique sans le vouloir, presque sans le savoir, un peu à la manière du Don Juan de Molière. En effet, la Biondetta de Cazotte n’appartient pas le moins du monde à la famille des anges déchus ; ce n’est point là un diable, pas même un diablotin, mais tout simplement une de ces illusions qui vous prennent à vingt ans, vous attirent et vous possèdent jusqu’à ce qu’un beau matin elles s’évanouissent comme elles sont venues. Ôtez à Biondetta son existence vaporeuse, habillez-la de rouge et d’or, faites-en un petit page démoniaque aux dents grinçantes, à l’œil ardent, et vous aurez sur-le-champ la Miranda de la Tentation, ni plus ni moins. Je m’étonne que l’auteur du livret n’ait point senti que là était l’écueil du sujet et qu’il ne parviendrait pas à le tourner.

Or, tomber dans cet écueil, c’était tomber dans le vieil enfer des machinistes, dans tout cet appareil de flammes du Bengale, de démons ventrus et repoussans, et de caricatures pitoyables qu’il serait temps de laisser aux théâtres