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et de gloire : il n’y en a point qui lui enlève les moyens d’échapper à toute perte. Aussi c’est plus encore dans l’intérêt de la civilisation et du monde que dans l’intérêt purement français que nous déplorons la marche qu’on vient d’imprimer à la politique de l’Europe. Quoi qu’il en soit, convaincus que la Russie n’a mis un si grand prix à briser l’alliance anglo-française que dans le but de donner une impulsion nouvelle à la politique générale et de l’entraîner hors des voies où cette alliance l’avait maintenue depuis 1830, nous sommes nécessairement enclins à croire que la Russie ne négligera aucun effort pour faire rejeter les propositions de Méhémet-Ali. Elle saura exploiter toutes les passions, irriter tous les amours-propres, pour que l’on pousse à bout le pacha, pour qu’on ait recours aux moyens les plus extrêmes, pour que le traité soit exécuté au pied de la lettre. L’embarras dont nous avons parlé ne la retient guère. Elle sait bien qu’on finira par comprendre que seule elle ne se trompait pas dans ce jeu terrible, et qu’ainsi sa conduite sera justifiée même aux yeux des Russes, si le traité du 15 juillet s’exécute. Si au contraire le traité, après l’avoir dépouillé de son protectorat exclusif à Constantinople, n’amenait qu’une transaction et par là l’inaction, le cabinet russe paraîtrait avoir trahi la politique de Catherine et d’Alexandre, et avoir été la dupe des cajoleries de l’Angleterre.

Il est donc probable que tout projet d’arrangement sera repoussé, que des faits brusques, violens, viendront couper court à toute négociation et commencer en Orient cette série d’évènemens dont il n’est donné à personne de prévoir l’enchaînement et l’issue.

On avait annoncé qu’un conseil de cabinet devait avoir lieu avant-hier à Londres pour délibérer sur la question de savoir si, en conséquence des propositions de Méhémet-Ali, il n’y avait pas lieu de modifier les conventions du 15 juillet et de faire des ouvertures à notre gouvernement. On dit aujourd’hui que le conseil n’a pas eu lieu, qu’il a été ajourné.

Dans l’hypothèse de l’exécution littérale des conventions, si le pacha résiste avec quelque énergie, les prévisions explicites du traité ne tarderont pas à être épuisées. Que fera-t-on ensuite ? La Prusse et l’Autriche signeront-elles un traité nouveau ? S’enfonceront-elles davantage encore dans la voie périlleuse où elles se sont laissées entraîner ? À ces questions et à tant d’autres qui naissent spontanément du sujet, il serait superflu et téméraire de vouloir répondre d’avance. Il n’est, en pareilles circonstances, qu’une seule politique qui soit à la fois sage et digne : c’est celle qui réunit la prévoyance à l’action, qui ne précipite rien et prépare toutes choses, qui sans anticiper sur rien sait éviter toute surprise et se tenir prête à tout évènement.

La conduite du gouvernement français lui était donc impérieusement dictée par les circonstances.

En présence du traité du 15 juillet, la France devait à sa dignité de faire sentir qu’elle comprenait l’esprit de cet acte et la nature du procédé ; elle devait en même temps donner au pacha des conseils, non d’abaissement et d’abandon, mais de modération et de sagesse ; enfin, elle devait élever son état mili-