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ne saurions donc trop féliciter Mlle du Puget de ne pas s’être laissée rebuter par la difficulté extrême de l’entreprise. Cette publication est un véritable service rendu aux lettres ; elle complète la grande série des épopées nationales de l’Europe.

Cette traduction des Eddas est d’une grande élégance, et c’est à peine si l’on pourrait relever çà et là quelques incorrections de langage. Si l’on compare toutefois la version de Mlle du Puget à celle des épisodes interprétés par M. Bergmann, l’avantage, au moins scientifique, me paraît rester à M. Bergmann. La traduction de M. Bergmann n’a pas assurément le charme littéraire qui plaît chez Mlle du Puget ; mais Mlle du Puget adoucit quelquefois les tournures, et, dans sa phrase châtiée, disparaît la rudesse brutale du texte. Les contours en un mot se substituent quelquefois aux saillies brusques et dures. On peut objecter en revanche que M. Bergmann a poussé jusqu’aux extrêmes limites le système de la littéralité. Tout est sacrifié à la forme ; le vers est traduit par le vers, le mot par le mot. C’est un calque. Il est fâcheux que M. Bergmann n’ait pas achevé son travail et qu’il n’ait publié que des fragmens. On aurait eu deux versions conçues dans des systèmes différens et dont l’une aurait servi à l’autre de correctif et de contrôle. Que Mlle du Puget ait atténué la crudité choquante de quelques expressions cyniques, je le comprends, c’est de la part d’une femme (surtout dans un temps où il semble permis aux femmes de tout écrire, et où elles usent largement de la permission), c’est une marque de bon goût ; mais on doit regretter que dans l’ordre purement littéraire, l’auteur ne se soit pas astreint à une fidélité absolue. La manière saccadée des scaldes s’efface un peu dans sa prose. Je crains que ce ne soit là aussi le défaut capital d’une traduction complète des Niebelungen, poème appartenant à la même famille, à la même souche que les Eddas, qu’a précédemment tentée une autre femme, Mme de la Meltière. Quoi qu’il en soit, ces deux publications se correspondent et se complètent.

Je ne relèverai pas une phrase de Mlle du Puget, dans laquelle il est dit que l’Edda de Sæmund peut rivaliser, « sous le rapport du mérite poétique, avec toutes les productions du même genre que les anciens nous ont laissées. » Comme Homère et Virgile se trouvent englobés dans cette étrange affirmation, on me permettra seulement de protester au nom des plus simples principes littéraires. Au surplus, une si inadmissible opinion n’a pas ici d’inconvénient. Mlle du Puget traduit, elle ne disserte pas. Son enthousiasme naïf n’a pu qu’être un aiguillon utile, en lui exagérant à elle-même la portée de sa tentative et les beautés qu’elle avait à reproduire.

Comment se plaindre d’ailleurs de l’extrême admiration que manifeste Mlle du Puget pour les Eddas ? Ce n’est vraiment rien auprès de l’engouement qu’ont soulevé naguère les Niebelungen. Le roi de Bavière n’a-t-il pas fait retracer dans son palais de Munich les principaux évènemens de ce poème par le grand peintre Cornelius ? N’a-t-on pas créé des chaires d’interprétation spéciale, par une indigne parodie de ce qui s’était passé pour Dante au temps de Boccace ? Les bibliophiles n’ont-ils même pas poussé le culte plus loin ? On