Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
LITTÉRATURE DU NORD.

violentes. C’est la critique, la satire de l’odinisme, par une espèce de Lucien scandinave, de Voltaire du pôle arctique. Loki est un dieu septentrional et un dieu railleur, qui n’a d’autre plaisir que de taquiner ses collègues. Les ases sont assemblés chez Œgir, et font un vrai festin de princes. Loki, qui n’avait pas été invité, se présente à la porte, et pressé par son appétit, irrité par l’impolitesse qu’on lui avait faite, il accable chacun de sanglans sarcasmes. Il y a quelque esprit sans doute, mais de l’esprit barbare, dans ces virulentes et curieuses invectives.

On retrouve avec plaisir, dans la version de M. Bergmann, la couleur tranchée, la crudité même de l’original, et ces phrases coupées, brèves, énigmatiques, ces images spontanées qui caractérisent presque tous les monumens des littératures primitives. Je ne suis aucunement compétent pour apprécier et goûter la troisième partie de l’ouvrage, dans laquelle il est traité au long des formes grammaticales de la langue islandaise. Bien que ces recherches témoignent d’études patientes et d’une bonne méthode, je me permettrai une simple observation de bon sens sur la composition même du livre. Le but capital que s’est évidemment proposé M. Bergmann, c’est la traduction des trois courts fragmens dont je viens de donner une idée sommaire. Le titre de l’ouvrage en indique assez le but. Eh bien ! avec le texte, ces morceaux occupent à peine le tiers du volume. Par un singulier manque de proportion, le reste se compose d’accessoires. Ce sont des introductions qui se succèdent, se font oublier les unes les autres, et ont le tort de promener l’esprit du lecteur sur une foule de questions qui devraient s’éclairer mutuellement dans un travail complet, au lieu d’être séparées. Il arrive par là que la littérature est rejetée sur le second plan, au profit de la grammaire, et que la lexicographie, l’étymologie comparative, usurpent toute la place. Je n’ai aucune raison pour dire du mal de la philologie, que je respecte infiniment ; mais l’auteur me paraît s’être préoccupé trop exclusivement de linguistique. Les idiomes ne sont que des instrumens, et les mots ne doivent venir qu’après les idées. Quoi qu’il en soit, si le travail de M. Bergmann manque de qualités perçantes et vives, de sagacité pénétrante, s’il n’a rien d’excitant et d’étendu, s’il est quelque peu pâle et morne comme les crépuscules du Nord, il accuse cependant une intelligence curieuse. Là au moins on se sent sur un terrain solide ; on ne perd pas pied à chaque instant comme dans les courses aventureuses de M. du Méril.

M. Bergmann n’avait donné que trois épisodes de l’Edda ; Mlle du Puget l’a traduite tout entière[1] ; elle ne s’est même pas bornée à la collection poétique de Sæmund ; elle y a joint le recueil en prose de Snorre Sturleson, lequel appartient à une date plus récente et n’est qu’une rédaction différente et postérieure des mêmes légendes. Je me garderai de donner une nouvelle analyse des Eddas ; elles sont connues. Mais aujourd’hui, au moins, on a le monument tout entier sous les yeux, et l’on peut juger par soi-même. Nous

  1. Un vol. in-8o, chez l’éditeur, rue Saint-Lazare, 66,