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questions. Sur beaucoup de points, il faut s’en tenir à la réserve et aux hypothèses. Mais plus la nature d’un problème en rend la solution purement conjecturale, plus il faut être sobre dans les conclusions auxquelles on est amené, plus il faut s’entourer surtout de preuves à l’appui, et ne point glisser sur les surfaces. L’esprit n’est pas toujours satisfait des explications que produit M. Bergmann. En un mot, et pour dire toute ma pensée, cette introduction est claire, nette, méthodique, mais souvent superficielle et insuffisante.

La seconde partie de l’ouvrage est la plus curieuse. C’est une traduction, mais une traduction littérale, pied à pied, presque mot à mot, de trois épisodes fort remarquables de l’Edda de Sæmund. J’avoue qu’appliqué à une œuvre d’art et de style, à un travail de maître, ce procédé serait tout-à-fait inacceptable. Quand on veut forcer le génie de l’expression, faire entrer violemment dans une autre langue une nuance poétique tout-à-fait étrangère, quand on s’obstine enfin à traduire les idiotismes, on se trouve forcément conduit à des résultats déplorables ; on est exact dans le détail, faux dans l’ensemble ; on sacrifie la phrase au mot et l’idée à la phrase. Le talent de M. de Châteaubriant lui-même y a échoué, et on court vite à Velléda et à René, quand on vient de lire quelques pages de son Milton. Mais en matière d’Edda, il s’agit fort peu d’art, quoi qu’on en puisse dire, et une fidélité absolue, tout-à-fait voisine du texte, peut seule rendre la couleur primitive et particulière de l’original.

Les trois épisodes interprétés par M. Bergmann sont chacun d’un caractère différent, et suffisent à donner une idée du bizarre et curieux recueil de l’Edda. Le but de la Voluspa, ou Visions de Vala, est de représenter la mythologie scandinave dans son ensemble, depuis les mythes sur l’origine de toutes choses jusqu’à ceux relatifs à la destruction et à la renaissance du monde. Le scalde a choisi le personnage de Vala, qui est un type de la prophétesse, pour lui faire dire avec autorité tout ce que contient le poème. L’idée principale de ce chant, c’est que la ruse et la force doivent être dominées par la justice. Les malheurs dont est semée la vie de l’homme sont nés de l’injuste. De là cette conclusion que le monde périra en même temps que les dieux qui les premiers, comme Odin et Thor, se sont livrés à des actes de violence et de mauvaise foi. On entrevoit ici comme une annonce de la chute de l’ancienne théogonie scandinave et de l’avénement du christianisme. Il y a dans ce morceau une teinte sombre et morale qui est très frappante. — Le Vafthrudnismal a un caractère bien plus sauvage. C’est un dialogue entre l’iote Vafthrudnir, un de ces êtres qui, au commencement de toutes choses, possédaient l’intelligence et la science, et Odin, ase de la sagesse et du savoir. Odin répond aux questions difficiles que lui adresse son rival, et Vafthrudnir se tire habilement aussi des problèmes qui lui sont posés. À la dernière énigme pourtant, l’iote reste court. Le prix de la gageure était la tête du vaincu. On rencontre dans ce fragment une raideur, une dureté de langage vraiment extraordinaire. C’est un duel d’esprit sec et hautain. Sous chaque parole, on sent comme le tranchant de l’acier. — Les Sarcasmes de Loki reflètent aussi des mœurs atroces et