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aussi indulgent pour les scaldes que pour les trouvères. Je dois le dire pourtant, notre poésie du XIIe au XIVe siècle, nos cycles chevaleresques, comme on dit assez emphatiquement, nos lais de la langue d’oïl sont loin de valoir les œuvres à demi barbares, mais souvent pleines de caractère, de l’ancienne poésie scandinave. Sans nier la finesse maligne de nos fabliaux, le tour gracieux de nos vieilles romances (le recueil du Romancero françois en contient quelques-unes vraiment charmantes), on peut affirmer que les trouvères, placés entre l’harmonie provençale et les rêveries guerrières des poèmes septentrionaux, qu’ils imitent également, sont inférieurs et aux troubadours et aux scaldes. Je ne vois pas quel profit la France pourrait avoir à maintenir, malgré l’évidence, l’originalité et la supériorité de la poésie d’oïl. Notre véritable, notre belle littérature, ne date guère de là. On aura beau parler du cycle de Charlemagne, du cycle de la Table-Ronde, du cycle du Saint-Graal ; ce sont des noms sonores qui font effet dans une dissertation, mais qui ne sauvent aucunement l’ennui du lecteur, quand il se risque à parcourir les interminables fatras que Cervantès a heureusement couverts de ridicule, et qu’on décore maintenant du titre grandiose d’épopées. Quoi qu’en ait dit M. de Montalembert dans l’introduction éloquente et passionnée de son Élisabeth de Hongrie, quoi qu’en puissent dire les admirateurs de « l’art chrétien, » au nom de je ne sais quelle religiosité sentimentale, la poésie (je dis mal peut-être, mais ce n’est pas ma faute), les vers des trouvères sont de beaucoup inférieurs à la poésie, aux vers des Provençaux. Voilà une grande concession faite au Midi ; le Nord a droit aussi à sa part. Eh bien ! j’ose affirmer, quand cela devrait faire douter M. Paris, M. Jubinal, M. Michel, et tous les collecteurs du monde, de la rectitude de mon jugement ; j’ose affirmer que la France (Voltaire eût dit la Gaule) du moyen-âge n’a pas une épopée qui vaille les Eddas ou les Niebelungen, lesquels ne valent pas tout-à-fait ce qu’on en a dit.

Telle est la place qu’il faut accorder à la poésie scandinave. Si je la lui donne quelque peu aux dépens de nos trouvères, démesurément exaltés depuis quelques années, ce ne peut être, après tout, qu’une erreur de chronologie et de goût sans inconvénient. L’influence de la littérature septentrionale a pu avoir ses avantages au moyen-âge. ; à l’heure qu’il est, elle serait funeste. Notre langue est la netteté même ; toute cette poésie vague, floconneuse, incolore, uniforme, sans force, sans vie, sans grandeur, ne peut qu’être nuisible. Voilà les réserves que je voulais faire et que j’eusse aimé à retrouver, au moins indiquées, dans quelques productions françaises dignes d’estime, et qui, depuis un an ou deux, sont venues jeter un nouveau jour sur l’ensemble de la littérature du Nord. Si la critique, raisonneuse de sa nature, se laisse prendre ainsi à ces simulacres de pensée et de style (je sais faire la part des beautés douces et tendres qui s’y rencontrent), si l’histoire elle-même croit trouver des points de vue pittoresques et variés dans un paysage terne, monotone, sans éclat, que sera-ce donc de la poésie ? Comment se garder des illusions de la bienveillance dans un sujet de prédilection ? On me permettra d’être sévère ; ce ne sera