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par le monde, que les gloires étrangères ont dû le plus souvent recevoir la consécration. Avant de prendre ombrage de Shakspeare, avant d’injurier avec mauvais goût des créations désormais acquises à l’esprit humain, Voltaire avait révélé le premier à son siècle le génie de l’auteur de Macbeth. La France, il faut le dire haut, n’a à envier aucune des littératures modernes, et il est digne de son intelligence de reconnaître tous les talens. Son Panthéon est comme celui de Rome ; il y a place pour tous les dieux. Toutefois, si ce rôle d’universalité sans exclusion est grandiose, s’il est bon d’être cosmopolite dans les lettres, cela ne doit pas, à le bien prendre, dépasser la mesure du vrai sens et du bon goût. Les alliances sont chose louable, à coup sûr ; mais il ne faut pas abdiquer en faveur de l’étranger.

Maintenons donc avant tout nos qualités propres, nos traditions ; ne faisons pas si bon marché de l’originalité française. Pourquoi oublier le culte des lares au profit de ces divinités inconnues auxquelles nous dressons des autels à plaisir, Diis ignotis ?

Les engouemens littéraires chez nous ne sont pas nouveaux ; on dirait qu’ici chaque époque presque a eu ses caprices particuliers, son idole prise au dehors. Au XVIe siècle, nous avons imité les Italiens ; sous Louis XIII, l’Espagne a fait invasion ; enfin, après la manie anglaise du dernier siècle, est venu le germanisme. Nous avons accompli le tour de nos frontières, et voilà que, sans faire école encore (cela serait difficile), la poésie du Nord a aussi ses trop vifs admirateurs. Je ne veux pas dire le moins du monde qu’en aucun temps nous ayons complètement sacrifié notre originalité, à Dieu ne plaise ; mais, imitation pour imitation, j’aime mieux le procédé de l’époque de Louis XIV, qui s’inspire directement de l’antiquité. S’il faut absolument descendre de quelqu’un, pourquoi ne pas préférer à des aïeux d’hier cette généalogie glorieuse ? Je sais d’ailleurs que nous serions mal venus à nous plaindre de l’influence que les littératures exercent les unes sur les autres. La plus belle part a toujours été la nôtre. Au temps de Voltaire, nous avons possédé la dictature des lettres. C’est une des plus hautes gloires de la France que d’avoir eu de la sorte deux grands siècles littéraires, l’un de réflexion, l’autre d’action ; le premier qui reproduit, qui égale les merveilles de Périclès et d’Auguste, le second qui porte nos idées dans toute l’Europe, et les laisse, pour ainsi dire, écrites à tous les carrefours des grandes nations.

Il faut bien accepter à notre tour l’influence extérieure dans ce qu’elle peut avoir d’utile, je ne le conteste point. Au milieu des modes de toute espèce, notre génie national a toujours su se préserver, se mettre à part, imprimer, pour son propre compte, un vif mouvement aux intelligences, et pousser au libre développement des talens. À travers les goûts transitoires, le bon sens français persiste et se retrouve. Qu’importe, par exemple, l’invasion des mythes allemands et des prétentieux symboles de la poésie d’outre-Rhin ? Nous avons des correctifs sûrs. Quelques pages de Voltaire, à travers tout cela, suffiront au besoin à guérir les intelligences nuageuses, à ramener les plus errans. Il faut donc, au fond, attacher peu d’importance aux invasions successives, aux