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vous charme, si vous êtes habitué au style anglo-français d’Adisson, à la phrase brève, incisive et toute britannique de Bacon, à la période énergique et robuste de Southey, Carlyle vous déplaira : vous ne saurez que faire de ces mots composites, que la phraséologie anglaise a toujours repoussés, de ces incises perpétuelles, qui jettent à travers sa pensée-mère une forêt de broussailles parasites. Si vous êtes historien du fait, et que vous vous complaisiez surtout à l’étude pratique des évènemens et des choses, vous le mépriserez encore ; car les faits sont mal racontés par lui, tantôt grossis quant à leur importance, tantôt accumulés ou brouillés diversement, toujours privés de cet ordre lumineux qui est l’histoire.

Mais si vous êtes philosophe, c’est-à-dire observateur sincère de l’humanité, vous relirez plus d’une fois son ouvrage. Il vous charmera spécialement, si vous osez vous élever au-dessus des partis et des préjugés quotidiens.

Ce n’est ni un livre bien écrit, ni une histoire exacte de la révolution française.

Ce n’est pas une dissertation éloquente, — encore moins une transformation des évènemens et des hommes en narration romanesque.

C’est une étude philosophique mêlée d’ironie et de drame, rien de plus.

Elle ne se concentre pas dans le cercle de la révolution française. Elle s’attache au cours entier de la civilisation européenne, dont ce mouvement terrible est une des cataractes les plus imposantes. En l’écrivant, l’auteur s’est beaucoup plus occupé de la pensée que du mot ; il a médité son œuvre plus qu’il ne l’a élaborée. Il a presque toujours bien vu ; il a souvent mal dit. Son récit a toute la chaleur d’un spectacle présent et actuel. Ces voyans[1], qui pénètrent l’histoire dans son intimité, dans le secret de son fonds et de sa réalité, qui comprennent l’inutilité des surfaces et la nullité des faits inexpliqués, sont rares. Savent-ils à la fois voir et dire ? ils sont sublimes ; Thucydide, par exemple, et Tacite. La moitié de ce don merveilleux, c’est la moitié d’un grand homme.

Carlyle n’a que cette moitié, et précisément celle qui convient le moins à l’intelligence française, la sagacité et la profondeur.

Notre don et notre besoin national, c’est la clarté. La théorie de Carlyle, encore obscure et ambiguë, ne se révèle pas à ses yeux d’une

  1. Voyant, doué de la seconde vue écossaise ; seer, magicien des choses humaines.