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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

qu’on soit du centre, la révolte, avant d’expirer, passe à une certaine heure sous un brillant balcon, et sur ce balcon sont trois hommes du pur grand siècle, Bâville, Villars et Fléchier.

Les lettres de ce dernier nous ont laissé des renseignemens prochains et des impressions fidèles sur les camisards et Jean Cavalier. Le prélat se trouve assez d’accord avec la sœur Demerez. M. Sue, dans le portrait de son héros, a bien tenu compte des principales données de l’histoire. Cavalier, simple boulanger d’abord, et fils d’un paysan des Cévennes, prit vite dans l’insurrection un rang que tant d’exemples analogues dans toutes les Vendées qui ont suivi nous font aujourd’hui aisément comprendre : c’était alors une énigme inexpliquée. Ce jeune homme avait évidemment quelque étincelle du génie militaire ; après quelques combats, Villars le jugea digne en effet d’une conférence réglée. Dans le jardin des Récollets de Nîmes où le jeune chef se rendit (mai 1704), le peuple admira, au passage, sa jeunesse, son air de douceur, sa belle mine ; et, en sortant du jardin, est-il dit, on lui présenta plusieurs dames qui s’estimaient bienheureuses de pouvoir toucher le bout de son justaucorps. Dans la suite, Cavalier, retiré en Angleterre où il avait le grade d’officier-général, écrivit, à ce qu’il paraît, ses mémoires en anglais ; il y exposa l’ensemble de sa conduite, de ses desseins, les conditions qu’il stipula, assure-t-il, pour les siens, et qu’on n’observa point. Mais la sincérité du narrateur est loin d’être avérée, et certains détails controuvés autorisent le soupçon. Ainsi Cavalier, avant de sortir de France, alla à Paris et vit le ministre Chamillard à Versailles. « Chamillard, écrit un historien[1], écouta Cavalier. On assure que le roi le voulut voir : on le plaça pour cela sur le grand escalier où sa Majesté devait passer. Ce monarque se contenta de jeter les yeux sur lui et haussa les épaules. Cavalier assure qu’il eut un long entretien avec lui : il en rapporte même les termes… ; ce qui ne contribue pas peu à décréditer ses mémoires. » M. Sue a très bien démêlé ou construit ce caractère qui passe à un certain moment du sincère à l’ambitieux, que la vanité et la gloire exaltent, qui, à peine à la tête des siens, s’aperçoit qu’il n’est pas là à sa place, et qui fait tout pour la gagner. De l’aventurier au héros, il n’est qu’un pas, et Cavalier ne put le franchir. L’interprétation du caractère et en général des mobiles du personnage dans le roman demeure encore historiquement la plus probable.

  1. Histoire des troubles des Cévennes, 3 vol. Villefranche, 1760.